Dans la vie, il nous arrive de traverser des moments fugaces, et nous les passons comme des petites villes au bord d’une autoroute. Mais certains outrepassent la mesure habituelle, et ceux-là durent l’éternité, comme ce cliché d’un membre de ma famille tenant son fusil pendant la guerre de l’Indochine, l’allure fière, le regard franc. Je me suis souvent émerveillée devant ce portrait, inconsciemment reconnaissante au photographe qui avait pu saisir la fierté de cet homme et me la transmettre deux générations plus tard. J’en étais tellement fière que je montrais le cliché à tout vent, non pas parce qu’il s’agissait d’un membre de ma famille, mais parce que ce petit cliché, noir et blanc, représentait le combat de toute une génération, le courage d’hommes qui ont traversé montagne et mer, qui ont bravé neige et désert pour aller faire une guerre qui n’était pas la leur. Le pouvoir énorme de la photographie, je l’ai donc bien compris. Qu’elle soit choquante ou agréable, qu’elle blesse notre amour-propre, ou qu’elle ravive notre fierté, la photographie traverse le temps, immortalise le moment et façonne notre vision de l’histoire. Plus qu’une passion, c’est un gardien du passé, un geôlier de la fortune ou de l’infortune des peuples.
Plus qu’une passion ou un gagne-pain, la photographie se voit propulsée en objet de concours mondial orné de prestige. En 1955, des journalistes-photographes ont voulu partager leur travail avec leurs pairs du monde entier. Sans s’en douter, ils avaient entamé le long processus qui a fait du concours de l’organisme World Press Photo ce qu’il est aujourd’hui: une merveilleuse occasion pour récompenser l’excellence en photojournalisme, mais surtout une opportunité pour les gens comme moi d’avoir accès à ces chefs-d’œuvre, et de s’enfiévrer ou de s’attrister devant le sort de l’humanité. Depuis le premier prix remis, ce concours n’a cessé de nous émerveiller avec la qualité des travaux présentés. Loin d’être juste belle, chaque photographie a une histoire, un témoignage, un regard personnel et surtout une émotion. Chaque photographie est une représentation nue de la réalité.
On se souviendra du World Press Photo comme de la compétition qui a poussé les Américains et les Russes à aller au-delà des conflits et à siéger côte-à-côte sur le comité de sélection des gagnants durant la guerre froide.
Par exemple, on n’oubliera jamais le cliché de 1972, où une fillette brûlée courait en criant après le bombardement au napalm, pendant la guerre du Vietnam. On aura beau vous raconter les horreurs de l’agent orange utilisé durant cette guerre, cela n’est rien devant les affres représentées par cette puissante photographie. Le sujet a été repris d’ailleurs en 2012, avec le cliché d’une fille vietnamienne souffrant de diverses difformités, résumant 40 ans d’histoire, 40 ans de lutte pour essayer de venir à bout des traces de l’agent orange.
On n’oubliera jamais l’homme au tank, immortalisé par un cliché gagnant du concours de 1989. L’homme en question, désarmé, se tient devant une colonne d’au moins 17 chars de l’armée populaire de libération de la République populaire de Chine dans un geste symbolique de prestation. On n’oubliera jamais le bouddhiste qui s’est immolé en 1963 dans un rituel de suicide pour protester contre un gouvernement antibouddhiste. Et la liste est bien longue…
Je n’oublierai jamais la première fois où je suis allée voir l’exposition du World Press Photo. L’amie qui me l’avait conseillée m’a recommandé d’aller boire une bonne boisson chaude réconfortante après, car les photographies sont tellement frappantes qu’elles vous arrachent sans peine de vos pantoufles douillettes. Jamais de ma vie je n’ai été frappée par une si fidèle reproduction de la réalité. Durant toute une matinée, je me demandais ce qui rendait telle photo si particulière pour qu’elle figure parmi les 0,18 % gagnantes. Comment faire pour sentir la brise fraiche émanant d’un portrait marin, ou les notes d’un violoniste entouré de ruines ? Un facteur est commun à toutes les photos: le moment précieux qui fait qu’un cliché est unique. Je ne pouvais pas non plus m’empêcher de penser à la vie de ces artistes-journalistes, qui parcouraient la terre à la recherche de l’instant parfait, avec la lumière parfaite et le contexte parfait. Parfois, le contexte marquera certains de ces photographes jusqu’à la fin de leurs jours, comme Kevin Carter, l’auteur du fameux cliché de la fillette et du vautour.
Le concours du World Press Photo est beaucoup plus qu’un concours récompensant les photos de guerre et de sinistre. Il se nourrit de contraste: ombre et lumière y cohabitent; rêves et réalités s’y confondent pour révéler le choquant et l’extraordinaire du monde. Depuis 1955, la collection gagnante traverse chaque année 45 pays dans le monde, pour un total de 100 villes, et atteint un auditoire de pas moins de quatre millions de personnes. Ce mois-ci, la collection est au marché Bonsecours à Montréal, jusqu’au 2 octobre 2016. Si vous n’avez pas la chance d’y aller, sachez que le Québec jouit de deux présentations. La prochaine sera à Chicoutimi du 3 au 27 novembre 2016.
Si Jules Verne vous emmène faire le tour du monde en 180 jours, le World Press Photo vous fait faire le tour du globe entre ciel et mer, entre paix et guerre, en 150 photographies.
Cette année, 5775 aspirants ont participé, portant les couleurs de 128 pays, pour un total de 83000 photographies. 41 photographes de 21 pays seront finalement choisis. La compétition est rude, mais c’est parce qu’elle vaut gros que la sélection pour le World Press Photo est si épineuse.