Il court. Il court le long de la lucarne rose jaune du crépuscule. Il regarde le coucher du soleil sans s’arrêter. Jamais. La fatigue le prend, mais sa course continue. Impétueux, rien ne l’arrête. Son mal de tête lui transperce les tempes, le faisant hurler intérieurement. Mais rien ne peut le stopper. Il n’a pas le droit au repos. L’affligeante course à laquelle il s’adonne le détruit petit à petit. Comme une force vitale qui disparaît.
La vie n’est qu’une longue succession de courses étouffantes. Son habitude à courir a pris le dessus sur ses maux. Il souffre, mais continue, s’handicapant du poids de la société et de la vie dans son chemin. Indécollable de sa route, il déploie ses jambes, l’une après l’autre, forçant le mouvement et s’accommodant tant bien que mal de la charge qui lui est incombée.
Écœuré de ne pas résister, il court. Il court à en perdre haleine. Il court pour oublier qu’il espère. Pour oublier l’injustice. Pour oublier qu’il oublie. Il court pour ne plus penser. Pour ne pas penser à ces combats qui n’auraient jamais dû être menés, ces combats qui n’auraient jamais dû avoir lieu, qui n’aurait jamais dû exister.
Courir le fait souffrir et il court parce qu’il souffre. La sueur ruisselle sur son visage. Ses pieds lui font atrocement mal. Sa respiration s’accentue de trop en intensité. Il se sent défaillir. Mais s’arrêter serait une douleur si vive qu’il continue de courir. Car il semble toujours plus facile de se déchirer lentement durant très longtemps que de souffrir énormément un court laps de temps. Il transpire, honteux de courir. Il suffoque, épuisé par l’effort.
Il court pour souffrir. Car la souffrance qu’il ressent lors de sa course est si puissante qu’elle lui permet de supporter plus facilement sa peine quotidienne. Car il souffre tellement qu’il préfère souffrir encore plus pour s’illusionner de souffrir un peu moins. Alors, il continue de courir. D’entretenir ce cercle vicieux dans lequel chacun souffre inexorablement. Une longue course collective dans le malheur. Une course collective vers la fin d’un monde qui était pourtant si beau. Une course collective qui se fait pourtant seul.
Incessant, comme certain de ne jamais s’arrêter, il court. Personne ne lui laisse le choix. Il n’a pas le droit de décider. L’engrenage est si puissant qu’on ne peut le changer seul. Alors il court. Pour échapper à sa vie, à ses angoisses, à ses complexes, à ses désirs aussi. Pour échapper à la peur. À la peur de vivre. D’être submergée par cette vie. À la peur de s’arrêter de courir. De faire face à la liberté. De faire face au monde. De le changer.
Effrayé de tout, il court. Il court pour ne pas savoir. Car les réponses sont parfois plus pesantes que les questions. Car connaître peut nous pousser dans un vertige immense, un vertige abyssal que l’on ressent parfois face à l’inconnu, ou face à la mort. Car connaître implique l’inchangeable. Une vérité unique, impossible à comprendre autrement. Comme le décès d’un proche. On sait, malgré n’importe quel désir, si puissant soit-il, qu’il ne reviendra pas. Alors, on court. On court pour s’y dérober. On court pour rester dans cette illusion que le monde peut être merveilleux, tout en sachant qu’il est invivable. On court pour s’empêcher d’affronter. Pour laisser les choses s’empirer. Une accablante course avec la mort comme seule fin.
Il court ou plutôt il fuit. Il fuit pour ne pas s’exposer. Il fuit en espérant s’arrêter un jour, lorsque le monde sera plus beau, tout en sachant au fond de lui qu’il ne pourra jamais s’arrêter sans lutter. Il en a la nausée.
Il court, se sentant isolé du monde. Il court pour s’isoler de ce monde. Il court dans un silence rempli de cris. Les silences sont parfois remplis de violence. Incapable de surmonter ses pensées, il court. Personne ne peut le déranger, personne ne peut l’en sortir, il pleure. Il hurle dans son silence insonorisé, bloqué dans une charge mentale insupportable, bloqué dans une peau inflexible. Il est seul.
Il court. Pour un jour. Pour toujours. Il court.
Il court le long de la lucarne devenue bleu marine. Il ne peut plus dormir. Il ne peut que courir. C’est pourtant la nuit que les rêves prennent vie. C’est pourtant la nuit que l’on arrête de courir pour laisser notre inconscient imaginer un monde où l’autarcie et l’ataraxie sont rétablies. Car les rêves sont plus faciles à mettre en place que les réalités. Car les rêves n’impliquent rien d’autre que nous-même. Car dans les rêves, tout est possible.
Il court encore. Il ne se souvient plus depuis quand. Cela fait si longtemps qu’il a commencé. Alors, il court. Il s’acharne dans ce chemin qui ne semble mener à rien. Il court pour résister. Pour se donner la force de continuer. Pour être déterminé. Pour ne plus subir. Pour se rendre compte du monde. Pour ne plus obéir. Et pour enfin oser.
Il court.