
Par ces temps où l’immigration devient un nerf de guerre en politique, par ces temps où l’étranger est sous la loupe, prenons le temps de réfléchir sur ce qui pousse un être originaire à choisir de devenir étranger. Cette chronique est inspirée d’histoires vraies, autant vraie par ses personnages que par ses affres, autant vraie par ses rouages que par ses balafres.
Cette phrase résonne encore dans ma tête, plus que la sirène horrible qui suit à chaque fois la voix de stentor du gardien. Ça y est! Les portes sont fermées, et je suis seul au milieu d’une centaine d’autres. Les méandres d’un sommeil me frôlent l’esprit et tout mon être se réjouit à cette mince sédation… Pourtant, la vue de ces murs furonculeux, l’oppression de ces deux mètres carrés m’arrachent cette dernière source de répit.
Une vieille image me vient à l’esprit, celle d’un patient agonisant dans un vieil établissement de santé au beau milieu de la savane. Il souffre en silence au milieu de la nuit; soudain, il entend des pas s’approcher et le soulagement commence déjà à frayer chemin vers son âme; on va pouvoir l’aider, on appellerait peut être le docteur; mais les pas s’éloignent, emportant avec eux les lumières qui restaient; le patient infortuné comprend alors qu’il est tout juste minuit et que c’était l’aide-soignante qui venait éteindre les bougies avant d’aller dormir. Le malheureux aura toute la nuit pour souffrir en silence et en solitude.
Je n’ai plus qu’une seule solution, traverser la mer, partir loin, le plus loin possible.
Moi, je ne suis pas un patient, je n’ai pas que la nuit, hélas. Je fais désormais partie des criminels, des rebuts de la société, de ceux que l’on pointe avec le doigt et qui alimentent calomnies et médire. Il m’a fallu du temps pour réaliser que j’étais en prison, surement plus que la première nuit, une nuit que je me rappellerai tant que je fais partie de ce bas monde.
Lorsque la porte s’est fermée, mon triste périple a défilé sous mes yeux comme la vie défile lors de l’agonie, et j’avais tout le reste de mon existence pour me rappeler ce voyage qui m’a mené à l’enfer alors qu’il était censé m’emmener au paradis. Il n’a fallu que quelques jours pour que ma vie bascule. Je me vois encore serrant mes parents, leur promettant une vie meilleure, je me vois faire mes adieux à mes amis… Je me vois avec mon sac à dos plein de pois chiches, de lentilles en conserve et d’eau, je me vois serrant mes papiers plastifiés comme une mère couvant son bébé. Mais cela n’est pas le commencement…
Tout a commencé le jour où j’ai terminé mes études, content de mon diplôme. J’étais naïf de croire que les années de misères étaient loin derrière mon dos, qu’avec mon diplôme la vie me sourirait, que je trouverais facilement un travail. J’avais oublié que ce n’était qu’un bout de papier qui n’avait de valeur que pour moi et pour les yeux de mes misérables parents. Entre les centaines de curriculum vitae envoyés, les dizaines de portes frappées, je n’ai eu droit qu’à un silence et des refus lorsqu’on daignait me répondre.
Je suis seul au milieu d’une centaine d’autres.
Les questionnements sur un probable travail alimentaient chaque repas de famille, toujours de nouvelles questions pour lesquelles je n’avais hélas que la même réponse: non, je ne suis pas pris. Petit à petit, la joie du fils qui a terminé ses études faisait place à une amère déception dans les yeux de mes parents, une déception qui ne choquait pas ma raison, mais qui pesait comme des écailles sur mon cœur, l’empêchant de percevoir le moindre rayon de soleil dans ce sombre monde.
Ne pouvant plus supporter les lamentations silencieuses de ma famille, j’ai décidé de chercher le moindre gagne-pain pour aider mon père, qui peine à nourrir toutes les bouches sous son toit. J’ai emprunté de l’argent, j’ai acheté quelques foulards, des parfums bon marché et des produits de beauté made in China. Direction le marché, l’allée où tous les chômeurs de mon espèce se disputent un petit mètre pour faire valoir leurs marchandises sans valeur.
Les premiers jours je retournais souvent à la maison avec des bleus et la moitié de ma marchandise volée, je ne croyais pas qu’il était si difficile de se trouver une place. Faisant preuve de persévérance, j’ai fini par me faire connaitre et par me trouver mon petit coin où je criais toute la journée ventant les qualités de ma marchandise, mentant ainsi délibérément aux clients en toute conscience et sans états d’âme.
Je me rappellerai cette nuit tant que je fais partie de ce bas monde.
Chaque matin reprenait ce que la veille avait pu amener. Les jours devinrent des semaines et les semaines des mois, et ma famille contente des petits sous que je rapportais au détriment de ma vie, de mon intégrité, de mes rêves, et de ma santé intellectuelle cessait de me harceler avec ses questions insensées sur les suites de mes curriculums vitae.
Les marchants titulaires, on appelait ainsi ceux qui possédaient des boutiques, se plaignaient de nous sous prétexte que nous vendions moins cher que le marché, et que par-dessus tout, nous ne payons ni taxes ni loyer. Du jour au lendemain les autorités locales nous ont déclaré la guerre, on nous chassait partout où on allait, on nous confisquait notre marchandise, et souvent on nous frappait. Ceux qui osaient réclamer leur dû se retrouvaient souvent à passer la nuit dans le poste à ras le sol. On aurait dit la réincarnation du village de Salem où la chasse aux sorcières s’est vue remplacée par la chasse aux vendeurs ambulants. Et me revoilà de nouveau chômeur, attendant que mon père me nourrisse.
[…] Chroniques d’un clandestin (partie 1) […]