
Par ces temps où l’immigration devient un nerf de guerre en politique, par ces temps où l’étranger est sous la loupe, prenons le temps de réfléchir sur ce qui pousse un être originaire à choisir de devenir étranger. Cette chronique est inspirée d’histoires vraies, autant vraies par ses personnages que par ses affres, autant vraie par ses rouages que par ses balafres.
Chroniques d’un clandestin (partie 1)
J’avais essayé à plusieurs reprises d’émigrer, de partir en Europe, mais on m’avait refusé catégoriquement l’accès. Je commençais à me faire à l’idée de rester sur le banc alors que le monde continuait à avancer sans moi, mais un événement terrible s’est produit. Un de mes compagnons de misère, qui traînait un petit char de pain, n’a pu accepter qu’on le lui enlève. C’était le seul revenu de sa famille, voyez-vous. Ses réclamations et ses plaintes ont percuté la sourde oreille des autorités, et le pauvre vendeur a obtenu des gifles pour réponse.
Dans un désespoir effrayant, il s’est immolé, mettant fin à sa vie et à ses souffrances avec. En agissant de la sorte, il a exhibé le malheur de toute une génération qui n’a pour crime que d’être jeune et de vouloir travailler et s’épanouir. Ce suicide, qualifié d’héroïque par certains et de lâche par d’autres, a déclenché une avalanche de protestations.
Le geste de mon misérable compère a exhibé le mal de toute une génération.
La mort de mon compère m’a donné la certitude que ce pays n’avait plus de place pour moi. Alors, l’idée de passer clandestinement la Méditerranée me travaillait de plus en plus: mais où trouver l’argent ? Ces passeurs sont de vraies sangsues. Aliéné par le rêve de l’eldorado, il me fallait peindre l’Europe en or pour mes parents, promettre que j’y trouverais richesses et que notre vie à tous changerait. Finalement, j’ai pu les convaincre, nous avons vendu ce qui pouvait l’être, emprunté de l’argent… J’ai enfin de quoi payer un passeur. Tout est allé si vite, je me retrouve à faire mes adieux, l’âme pleine d’espoir.
On allait être une trentaine sur une petite barque pour la traversée. Une fois sur l’autre rive, chacun devait aller de son côté. Nous sommes restés plusieurs jours dans un camp comme des réfugiés, il fallait choisir la nuit la plus obscure, le moment où les marées sont clémentes et la période où les autorités ont l’œil détourné. Par une nuit d’une noirceur et d’une obscurité d’encre, mon périple a commencé, et mes vrais malheurs avec. La météo n’était pas aussi clémente qu’on le prévoyait, les vagues nous encerclaient de tous côtés, la barque n’était plus qu’un petit bout de bois entre les mains du détroit de Gibraltar. Pris entre deux eaux, le détroit n’a fait qu’une bouchée de nous.
Le détroit de Gibraltar n’a fait qu’une bouchée de nous.
Les rares personnes qui savaient nager ont pu gagner la rive, tous les autres ont péri avec leurs rêves, l’espoir que portaient sur eux leurs familles, et surtout sous nos yeux impuissants. Je ne sais comment j’ai survécu, épuisé, je me suis évanoui sur le rivage pour me réveiller le lendemain du naufrage et découvrir que j’étais de l’autre côté de la Méditerranée, et bien entouré… Alertées d’un passage de clandestins, la police espagnole a longé la rive à notre recherche, et il fallait qu’ils tombent sur moi et les quelques rescapés de la barque. Comme des criminels, nous avons été traînés plutôt qu’emmenés en prison, sans papiers, nous avons été mis dans des cellules isolées… Et «Fermez les portes!» La fameuse phrase qui se creuse plus chaque jour dans ma mémoire comme un nom gravé sur une écorce.
J’ai dû passer dans ce trou cinq ans de ma vie. J’ai eu le droit d’envoyer quelques lettres à ma famille, des lettres où j’ai développé un talent rocambolesque pour le mensonge, des lettres où j’avais une belle maison, un bon emploi et où j’allais rentrer bientôt pour les emmener vivre avec moi. Ces lettres me permettaient de fuir l’emprisonnement qui me broyait le corps et me martyrisait l’esprit, ces lettres m’ont permis de résister à la folie qui guettait la moindre de mes faiblesses. Surtout, ces lettres m’ont permis de savoir que ma famille vit sur l’espoir d’une vie meilleure, un espoir auquel désormais je n’ai plus droit.
Durant mes années d’emprisonnement, j’ai pu converser avec des infortunés qui, aussi naïfs que moi, ont cru trouver dans ces terres emploi et vie décente. Enfant, on entendait souvent que les rues d’Europe sont pavées d’or. Mais une fois ici, on se rend compte que les rues ne sont pas pavées d’or, que là où les immigrants se retrouvent, les rues ne sont pas pavées du tout, et qu’on compte sur eux pour les paver. Certains travaillaient comme ouvrier contre de quoi manger, d’autre s’adonnaient au trafic de drogue, et plusieurs ne pouvaient que voler s’ils ne voulaient pas mourir de faim. Mais le point commun entre tous est le fait que personne n’osait employer des étrangers.
Entre un crépuscule et une aurore, ma vie a chaviré vers l’horreur.
Des fois, dans un excès de sarcasme, je me comptais chanceux d’être allé directement en prison sans avoir à emprunter les chemins sinueux comme plusieurs de mes compagnons de prison. Mais cela n’ôtait rien à l’amère réalité que je suis devenu un «forçat». Je me demandais le chemin que j’avais pris pour arriver là où je suis, pour me transformer d’un étudiant honorable, pauvre, mais honorable, à un criminel fiché. On dirait qu’il a fallu que je sois emprisonné pour avoir la réponse.
J’étais venu au monde avec le crime de naître dans une pauvre famille du tiers-monde. J’avais pour crime d’être né dans un pays de contrastes où les richesses se sont accumulées dans des endroits plutôt que dans d’autres. J’avais pour crime d’être gouverné par des gens sans scrupules qui ont poursuivi leur usurpation du peuple, année après année. J’avais pour crime ultime d’oublier que l’éducation n’est pas faite pour les pauvres.
J’ai appris que j’allais être libéré et rapatrié bientôt. Je chavire entre joie et anxiété. Que vais-je dire à ma famille? Comment vais-je affronter une société que j’ai fui? J’aurais tout le chemin de retour pour y penser, car ceci est une autre histoire…
[…] À suivre… […]