Le sport c’est la santé, c’est bien connu. Et surtout, ce n’est plus à prouver. Que l’on s’attarde au système cardiovasculaire, au capital osseux, à la masse musculaire et même à la densité neuronale de certaines régions du cerveau, nous savons aujourd’hui en 2013 que le simple fait de s’activer quotidiennement est bénéfique sur de nombreux plans.
Autre chose dont nous sommes sûrs, c’est que peu importe l’âge, le sexe et le niveau de forme initial, tous y gagnent lorsqu’ils s’y mettent. Bref, à défaut d’être une panacée, bouger est hors de tout doute une excellente habitude de vie.
Mais est-ce que cette vision hygiéniste des choses est toujours gage d’équilibre? Autrement dit, est-ce que le sport, c’est nécessairement la santé? Poser la question, c’est un peu y répondre.
En effet, dans les dernières années, ce qu’on nomme la bigorexie a fait son apparition. Directement issu de l’anglais, le terme bigorexie (big pour grand et orexie pour désir) désigne ceux et celles pour qui l’entraînement est une véritable dépendance. Malgré qu’elle soit reconnue par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), ce comportement névrotique ne figure pas encore dans la bible des troubles mentaux, le DSM (Manuel statistique et diagnostique des troubles mentaux de l’Association américaine de psychiatrie).
Également connue sous le nom de dysmorphie musculaire chez la gent masculine, la bigorexie se caractérise par un besoin irrépressible et compulsif de s’entraîner parfois plusieurs heures et fois par jour. Tout cela dans le but d’obtenir une forme de récompense immédiate (les endorphines, une forme d’opioïdes endogènes, seraient ici concernées). Affirmer qu’ils s’entraînent fort relèverait presque de l’euphémisme. En fait, ce sont des bourreaux de l’exercice et du conditionnement physique, pour qui la vie dépend de l’entraînement.
La bigorexie touche les athlètes professionnels comme les sportifs amateurs. Même si la prévalence selon les âges et les disciplines pratiquées n’est pas encore connue, on la retrouverait plus fréquemment chez les jeunes hommes qui fréquentent assidûment les gymnases et pour qui l’apparence est cruciale. Traduction : pour qui la grosseur des biceps est socialement importante.
Les bigorexiques entretiennent une obsession maladive vis-à-vis tout ce qui touche leur entraînement, de l’alimentation aux heures effectuées en passant par les nombreux à côté (sommeil, récupération, etc.). Une perception erronée de soi, la rigidité comportementale et la difficulté à sortir de sa routine sont des traits distinctifs de cette dépendance. Lorsque privés de leur dada, des symptômes de manque réels se font sentir : irritabilité, sautes d’humeur, affects négatifs (anxiété, dépression, perte d’estime de soi) et ainsi de suite.
Cette obsession mène à de fâcheuses conséquences, nommément sur la vie professionnelle, sociale et amoureuse, mais également sur la santé. En effet, celles-ci sont principalement dues à l’état de surentraînement dans lequel ils sont constamment plongés. On parle ici de maladies infectieuses à répétition, de blessures chroniques, de carences nutritionnelles et même, dans certains cas, de mortalité.
Lorsque l’usage d’aides ergogéniques, c’est-à-dire de substances légales ou illégales visant l’amélioration des performances (par exemple : suppléments protéinés, caféine, stéroïdes), vient s’ajouter au portrait de ce trouble, des problèmes de santé spécifiques à leur usage peuvent également survenir.
À bien des égards, la bigorexie partage certains traits obsessionnels-compulsifs propres à d’autres troubles comme l’anorexie mentale et la tanorexie (addiction au bronzage… oui, ça existe). Et, à la manière de ces dernières, elle est d’autant plus pernicieuse qu’elle rime avec succès et quête de la perfection. Des valeurs tout ce qui a de plus socialement bien vu et qui, insidieusement, encouragent ce type de comportement.
«Est-ce que le sport, c’est nécessairement la santé? Poser la question, c’est un peu y répondre.»
La ligne séparant dépendance de comportement sain y est très mince, surtout en ce qui a trait à quelque chose de «santé» comme l’entraînement. Par conséquent, il peut s’avérer utile de savoir différencier les bigorexiques de leurs collègues sains. Globalement, les bigorexiques se démarquent par le déséquilibre et la démesure qui règnent au sein de leur programme entraînement. Absence d’objectifs précis et quantifiables, absence de plages de récupération, incapacité de limiter la durée et l’intensité de ses entraînements; tous des indices qui, mis ensemble, ne mentent pas.
Malheureusement, la bigorexie est encore peu étudiée. Il est à noter toutefois que des travaux portant sur la problématique sont en cours à l’Université Laval.
Depuis l’année passée, elle est toutefois dotée d’une grille diagnostic validée en français. En effet, la chercheuse Laurence Kern de l’Université Paris Ouest Nanterre a conjointement mis au point avec Nicolas Baudin de l’Université de Montréal un questionnaire comportant 29 questions visant à évaluer le degré de dépendance à l’activité physique. Cette échelle a entre autres permis de constater que les risques sont plus élevés chez ceux qui s’entraînent pour maîtriser leur poids que pour socialiser ou pour profiter de bénéfices-santé. Sous la bigorexie se dissimuleraient donc de potentiels troubles alimentaires.
Bien qu’à priori anodine, cette constatation met en évidence que la bigorexie constitue une façon de garder une certaine forme de maîtrise et de pouvoir sur son existence. En cela, elle est identique à toutes les formes de dépendances existantes.
À méditer le jour où vous sentirez votre vie tranquillement se dérober sous vos pieds… Vous savez, celui où vous serez peut-être tenté de recourir à la pilule de l’exercice.