Éditorial : Bras de fer entre Pornhub et le gouvernement canadien – protéger les enfants ou la liberté d’expression ?

0
Publicité
Crédits: Camille Ollier

En 2002, j’avais à peine deux ans. J’ai la perception d’avoir « grandi » avec internet. En 2008, j’étais cool, parce que chez moi, on avait l’internet haute vitesse et cela faisait en sorte qu’on pouvait regarder les Têtes à claques sans attendre une heure entre chaque clip. En 2009, j’étais en plus cool parce que j’étais la première de ma classe à avoir un Ipod Touch. J’étais désormais invincible; je pouvais regarder des niaiseries à profusion sans devoir être sur un ordinateur fixe, et surtout, éviter le contrôle parental. Les années ont passé depuis et le déploiement d’internet nous dépasse tous maintenant. Il m’arrive de repenser à cette Sofie « cool », je l’imagine maintenant avec une bombe à retardement entre les mains. Je ne crois pas devoir expliquer pourquoi l’internet peut être le meilleur des alliés, mais aussi le pire. Il constitue un outil de destruction d’esprit, surtout concernant la relation que nous entretenons avec la sexualité. On sait depuis une dizaine d’années que la pornographie a un impact sur la neurobiochimie et modifie les perceptions que nous entretenons avec notre corps.

L’internet a considérablement modifié la façon dont l’exploitation sexuelle des mineurs se produit et se propage. D’ailleurs, plusieurs études soutiennent que l’exploitation sexuelle sur les mineurs a augmenté depuis l’arrivée du web. Récemment, un projet de loi a été déposé par la sénatrice indépendante Julie Miville-Dechêne. Le projet C-203 vise à obliger les compagnies distributrices de pornographie en ligne à vérifier l’âge de leurs consommateurs. L’objectif était de protéger les enfants et les jeunes contre l’accès à des contenus pornographiques en ligne. Les seuls qui s’y sont opposés sont les libéraux, à l’exception de 15 députés. Bien entendu, les représentants de PornHub aussi s’y sont opposés. Ils ont poussé l’audace à menaçant de bloquer leur site au Canada si la loi venait à être passer. Je pourrais faire ma Poilièvre, et clamer le gros bon sens, mais en approfondissant la réflexion, on se rend compte que ce n’est pas si évident de trancher sur la solution… Bien que nous sommes tous d’accord sur les dangers d’exposer les enfants à de la pornographie.

Une problématique soulevée avant même l’apogée d’Internet

Revenons en 2002, c’était durant les années de Chrétien au pouvoir sous la bannière des libéraux. Son gouvernement avait déposé un projet de loi, le C-54. Ce projet de loi visait à modifier le Code criminel pour renforcer les dispositions relatives à la pornographie juvénile. Ce projet fut adopté en 2005. Il m’est difficile de dire s’il s’agissait à l’époque du premier projet de loi déposé concernant cette problématique, car déjà en 1978, le Comité permanent de la justice du Canada avait déposé un rapport qui contenait une étude sur « la teneur de plusieurs projets de loi d’incitative parlementaire portant sur la pornographie ». S’était-elle penché sur la pornographie juvénile aussi ? Difficile à dire. Certes, au bout du compte, l’idée est que, déjà en 2002, on s’inquiétait des dangers d’internet à l’égard des enfants et de leur possible exploitation. À noter, lorsque je parle d’enfant, dans le cadre de cette chronique, je me réfère aux mineurs.

On peut se demander alors pourquoi, depuis ce temps, qu’aucune mesure concrète n’ait été adoptée pour empêcher les mineurs de consommer de la pornographie. Rappelons que jusqu’à l’éclatement du scandale de PornHub en 2021 révélé par une enquête du New York Times, ce groupe bénéficiait même de crédit d’impôt de la part du gouvernement. D’autant plus qu’ils ont aussi reçu des subventions de la part du provincial. Sans arriver à des jugements hâtifs, mais à première vue, le groupe Aylo (anciennement MindGeek) semble avoir beaucoup d’influence… Ils ont imité la menace de Google contre la loi C-10, en argumentant qu’ils fermeraient leur site au Canada si cette loi venait à être adoptée.

Photo : Presse Canadienne

Résumé et arguments en faveur ou en défaveur du projet de loi

En sommes, le projet de loi proposé est plutôt simple. On demande aux différents sites de pornographie d’être en mesure de bloquer l’accès aux mineurs en mettant en place un système de vérification d’âge. Par contre, le projet de loi déposé ne donne pas de manière d’y parvenir, seulement quelques recommandations. La responsabilité reviendrait donc aux fournisseurs de pornographie. Rappelons que ce projet de loi a été déposé par une sénatrice. Comme le souligne le chroniqueur Yves Boisvert, « il est extrêmement rare qu’un projet de loi émanant du Sénat fasse son chemin jusqu’à la Chambre des communes pour devenir une loi. C’est plutôt le chemin inverse que suivent les législations. »

Le groupe Aylo se range derrière des arguments avancés par des experts en cybersécurité, notamment Ritesh Kotak. Il qualifie ce projet de loi comme étant « noble », mais s’inquiète sur comment ses données pourraient être entreposées. Par exemple, mettre en place un système qui demande une pièce d’identité gouvernementale, comme un passeport ou un permis de conduire, pourrait être dangereux. En effet, celles-ci comportent des détails sensibles. Cet argument est plausible, mais aucunement suffisant à mon sens. Je veux dire, de toute façon, toutes nos données sont déjà dans les mains de différentes instances, des secrets, il n’y a plus tellement. Et comme le mentionne la sénatrice indépendante, Julie Miville-Dechêne, « il est inconcevable qu’une compagnie comme PornHub choisisse de se retirer du marché plutôt que de vérifier l’âge afin de protéger les enfants. »

D’autres arguments ont également été exposés en défaveur de ce projet de loi, notamment en sortant la carte de la liberté d’expression. En théorie, les individus ont le droit de rechercher, de recevoir et de communiquer des informations et des idées de toutes sortes, sans ingérence ni frontières. Par contre, cet argument est complètement abusé, car la Charte canadienne prévoit également des limitations raisonnables qui peuvent être imposées par la loi dans certains cas. En effet, « les droits et libertés énoncés dans la Charte ne sont pas absolus. Ils peuvent être restreints pour protéger d’autres droits ou d’autres valeurs nationales importantes. À titre d’exemple, la liberté d’expression peut être restreinte par des lois contre la propagande haineuse ou la pornographie juvénile » peut-on lire dans le guide sur la Charte canadienne. D’autres arguments notamment sur les possibles difficultés de distinguer l’art érotique et pornographique ont également été soulevés.

Toutes des excuses bidon

Personnellement, je trouve qu’encore une fois, les grandes compagnies nous démontrent leur manque de conscience sociale. Il a été statué par plusieurs ouvrages que la pornographie aborde une sexualité biaisée, en ne représentant pas la réalité. De plus, on sait qu’elle renforce les stéréotypes de genre ou encourage la sexualisation précoce des jeunes et à la violence sexuelle en normalisant des comportements agressifs ou dégradants. Sans parler des impacts individuels, comme étant un facteur de risque concernant le développement de trouble de santé mentale, notamment l’anorexie mentale, l’anxiété ou l’addiction.

Il est impératif pour le gouvernement de mettre son pied à terre, les grosses entités capitales ne doivent plus diriger notre pays, et j’irais même jusqu’à inclure Tik Tok dans cette loi. Celle-ci devrait avoir la responsabilité de s’assurer qu’aucun contenu suggestif ne soit publié par des mineurs.

On doit assister à un changement, les entreprises ont le vent dans les vols dans un marché économique libérale, mais elle devrait avoir des responsabilités sociales. Ce n’est pas vrai qu’en plus de démolir une société, celle-ci va s’enrichir. En plus de compenser, elles se doivent de faire partie de la solution.

Sources :

https://link.springer.com/article/10.1007/s42087-021-00228-9

https://www.liebertpub.com/doi/abs/10.1089/cyber.2014.0343

https://publications.gc.ca/collections/Collection-R/LoPBdP/CIR-f/843-f.pdf

https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/2050414/projet-loi-senat-canada-pornhub

https://www.journaldemontreal.com/2023/06/17/consommer-de-la-pornographie-apporterait-de-serieux-problemes-de-sante-pour-les-hommes-selon-une-etude

https://www.francebleu.fr/infos/societe/pornographie-2-3-millions-de-mineurs-ont-consulte-un-site-porno-en-2022-7259528

https://www.francebleu.fr/infos/societe/acces-des-mineurs-aux-sites-pornos-quatre-choses-a-savoir-sur-le-projet-de-loi-qui-arrive-a-l-assemblee-5478450

https://globalnews.ca/news/10305540/pornhub-access-canada-senate-bill-concerns/

https://www.lapresse.ca/actualites/chroniques/2024-02-20/quand-pornhub-veut-imiter-facebook.php

https://www.canada.ca/fr/patrimoine-canadien/services/comment-droits-proteges/guide-charte-canadienne-droits-libertes.html

Publicité

REPONDRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici