
En 2017, à la sortie de Blade Runner 2049, la militante féministe, Martine Delvaux, avait publié dans La Presse un article d’opinion sur le sujet. Elle y critiquait les scènes de violences envers les femmes, estimant qu’elles exprimaient «un imaginaire empreint de sexisme». Pour sa part, le réalisateur, Denis Villeneuve, avait indiqué qu’il dépeignait un univers dystopique, prolongement du nôtre, qui n’est «pas tendre avec les femmes».
Mettre en scène des femmes victimes de violences gratuites, dans une œuvre de fiction, est-ce se montrer complaisant envers le sexisme, ou est-ce au contraire un moyen de le dénoncer? Une réponse facile (et vraie) serait de dire que tout est dans la manière de le faire, mais la question n’est pas évidente à trancher.
Approche réaliste ou approche utopiste
Pour schématiser, on pourrait dire ici que Blade Runner 2049 adopte une approche qu’on pourrait qualifier de réaliste. Face au constat que nous vivons dans une société qui oppresse, objectifie et maltraite les femmes, le film met cette réalité en scène sans la nier ni l’atténuer, ni imaginer que les choses vont s’améliorer par miracle.
À l’inverse, Martine Delvaux défend ce que j’appellerais une approche utopiste. Pour elle, il est indispensable de mettre en scène des personnages féminins «dont la force n’est pas mise à mort», afin que les femmes puissent comprendre qu’elles ont aussi leur place dans le monde réel, et que ce n’est pas aux hommes de la leur dicter.
Mettre en scène des femmes victimes de violences gratuites, est-ce se montrer complaisant envers le sexisme, ou un moyen de le dénoncer?
Les deux approches sont valables: le problème est qu’elles sont mises systématiquement en opposition. Pour quelqu’un qui défendrait une approche réaliste, l’approche utopiste consisterait à minimiser ou à nier les oppressions que subissent quotidiennement les femmes, et donc à participer au sexisme ambiant. À l’inverse, un.e adepte de l’approche utopiste pourrait reprocher à l’approche réaliste de renforcer des stéréotypes, et donc de participer au sexisme ambiant. Si l’artiste ne dénonce pas clairement ce qu’il ou elle met en scène, alors la critique devient d’autant plus virulente. C’est précisément le reproche que verbalise Martine Delvaux à Blade Runner 2049: de ne pas prendre clairement position contre les violences sexistes qu’il met en scène. Or, pour elle, dans ce contexte, ne pas dénoncer, c’est cautionner – donc renforcer.
En soi, cette réflexion est valable. Certes, une œuvre de fiction n’a pas forcément pour but de porter un discours militant, et son auteur.e a parfaitement le droit de ne pas vouloir prendre position dans un débat quelconque. Cependant, si l’œuvre aborde des sujets délicats, comme les violences sexistes, l’absence de prise de position peut laisser place à une ambiguïté dérangeante. Dans un monde déjà soumis aux nombreux jeux de pouvoir et d’oppression, l’absence de prise de position est une prise de position. La neutralité n’existe pas. Reste que l’on n’a pas besoin de tomber dans un moralisme irritant pour ne pas être sexiste, même si l’on dépeint un univers sexiste, et de nombreuses œuvres de fiction sont là pour le prouver.
Games of Thrones: Reconnaître une œuvre (non) sexiste 101
La série littéraire Le Trône de fer, de George R. R. Martin, présente une société médiévale patriarcale extrêmement dure pour les femmes. Cependant, ces dernières, nombreuses et variées, sont très intéressantes, et chacune se positionne différemment dans ce système. Certaines vont accepter la façon dont fonctionnent les choses, et user de leurs armes «féminines» pour s’en sortir. D’autres, au contraire, vont refuser de prendre la place qu’on veut leur assigner, et décideront pour elles-mêmes, quitte à devenir des parias. On retrouve donc un univers très sexiste, mais décrit de manière non sexiste.
L’absence de prise de position peut laisser place à une ambiguïté dérangeante.
La série Game of Thrones, adaptation des livres, est légèrement différente. On retrouve l’univers médiéval-fantastique patriarcal et les nombreux et variés personnages féminins qui cherchent à tirer leur épingle du jeu avec plus ou moins de succès. Certains personnages perdent un peu en complexité, mais le point le plus discutable reste l’ajout des nombreuses scènes de sexe inutiles à l’intrigue (était-ce VRAIMENT nécessaire que Littlefinger dévoile ses plans devant deux prostituées en train de «s’entraîner»?) ou celles modifiées de manière à être plus trash, quitte à entrer en contradiction avec la psychologie et l’évolution des personnages (le viol de Daenerys par Drogo, ou celui de Cersei par Jaime). On retrouve donc l’univers très sexiste, mais le traitement est beaucoup plus problématique, et la cohérence de l’histoire elle-même finit par en souffrir.
Le diable est dans les détails
Ainsi, le sexisme (ou non) d’une œuvre de fiction ne vient pas des sujets qu’elle aborde, mais de la manière dont elle les traite. Et certain.es sont plus habiles que d’autres à ce jeu-là. Par exemple, Mad Max: Fury Road, à mon sens, joue sur les clichés du film d’action post-apocalyptique pour mieux les démonter. Le héros y escorte une femme qui a fait évader les épouses d’un dictateur local. On retrouve donc de jolies jeunes femmes peu vêtues, mais en cohérence avec l’histoire. De plus, loin de se contenter d’être des demoiselles en détresse, elles ont toutes une personnalité distincte, prennent des initiatives, et se couvrent de plus en plus à mesure que l’histoire avance et qu’elles sortent du rôle de femme-objet auquel elles étaient assignées. Là encore, on retrouve un univers sexiste traité d’une manière non sexiste.
Ainsi, le sexisme (ou non) d’une œuvre de fiction ne vient pas des sujets qu’elle aborde, mais de la manière dont elle les traite.
Par comparaison, le film Jumanji: Bienvenue dans la jungle échoue le test. Dans cette suite de Jumanji, quatre adolescent.es se retrouvent piégé.es dans un jeu vidéo, dans la peau d’avatars à mille lieues de leur personnalité. C’est ainsi que la jeune fille timide se retrouve dans la peau d’une «combattante de choc» fort peu vêtue au milieu de la jungle. Elle ne manque d’ailleurs pas de remarquer l’illogisme de la situation.
Sauf que… une fois le cliché dénoncé, les choses en restent là. Elle reste aussi peu vêtue d’un bout à l’autre du film, sauf dans une seule scène, et doit à un moment sortir de sa zone de confort et montrer ses talents de séduction (assez maladroitement, et c’est là que réside le gag), après avoir eu un cours express de la part de la séductrice du groupe, piégée dans le corps d’un professeur bedonnant.
Plus encore, le merchandising du film avait beaucoup misé sur la plastique de l’actrice, entrant ainsi en contradiction avec le message de dénonciation du sexisme qu’il prétendait faire passer. Bref, l’apparence ne suffit pas, il faut aussi rester conséquent. Le film est d’autant moins excusable qu’il joue expressément sur cette corde et ne peut donc pas plaider l’ignorance.
Dans un monde déjà soumis aux nombreux jeux de pouvoir et d’oppression, l’absence de prise de position est une prise de position.
En conséquence, si le diable est dans les détails, qu’en est-il de Blade Runner 2049? Eh bien, pour ma part, j’aurais tendance à être en désaccord avec Martine Delvaux, et à ne pas juger le film comme étant sexiste. Le détail qui m’a fait basculer de ce côté est justement la scène de sexe qu’elle considère pour sa part comme «l’actualisation du fantasme pornographique masculin le plus éculé». Tout au long du film, les corps féminins sont montrés, nus, en gros plan, dans des contextes d’objectification, comme la publicité, mais tellement déshumanisés qu’ils ne sont pas érotisés. Dans cette scène, l’approche est totalement inversée: alors que le (ou les) personnage féminin s’humanise, sa nudité n’est jamais montrée directement à l’écran.
Le débat reste ouvert. Il n’empêche que l’eau a coulé sous les ponts depuis le Blade Runner original, et il est heureux de constater que la scène où Deckard embrasse Rachel de force n’a plus rien de romantique en 2019.