Il est sans doute trop tôt pour comprendre quoi que ce soit. Trop tôt pour se prononcer. J’en suis bien consciente. Les mots de tous et de chacun sont imbibés à saturation de colère. Les miens aussi, même si j’essaie de faire preuve de sagesse. La colère est inhérente à l’injustice. L’injustice est illogique, et elle nous donne envie de prendre le monde en entier par les épaules pour le shaker. Pour qu’il revienne conscient. Qu’il retrouve un peu de sens.
Les catastrophes, ça doit venir avec une explosion. On devrait pouvoir les voir venir. Les entendre, les voir, comme Hiroshima. Y devrait pas y avoir de silence ou une simple absence dans la classe. Il est trop tôt pour même comprendre l’étendue et la gravité de ce qui s’est passé. On se sent tous touchés. On sait tous que quelque chose d’épouvantable est arrivé. Mais l’onde de choc est lente et pénible à rentrer. Lundi passé, les vitres de char auraient dû exploser. Le sol aurait dû trembler. La ville aurait dû arrêter. Il me semble qu’on devrait avoir le visage qui brule, les cheveux tout croches et des marques de suie dans le front. Tout ça se passe en décalé par en dedans à la place. Une bombe nucléaire sous-entendue. C’est trop effrayant pour être vrai, comment on pourrait réaliser. C’est impossible à comprendre. Et pourtant, à la fois, tous les carrés orange ont une fin du monde dans le regard.
Ce 11 février au matin, j’ai reconnu aux nouvelles la maison d’une amie d’enfance. J’ai reconnu une rue et une maison où mon père est allé me reconduire et où je suis allée jouer, du haut de mes onze ans. Me baigner, il me semble, et rire avec mes amies du CMI. Pas de souvenirs précis, ça fait un bail. J’ai juste en mémoire du soleil, une piscine, des rires. Des hot-dogs, des batailles de nouilles en plastique, une petite sœur en costume de princesse qui rit tout le temps. Des parents drôles, et trois jumelles d’âges différents. Au cours de cette journée floue de ma jeunesse, je me rappelle avoir souhaité avoir des sœurs, moi aussi. J’aurais voulu vivre moi aussi dans ce joli chaos plein de joie.
Je ne veux pas tomber dans une tristesse pesante. Même si c’est trop facile de s’enfarger dedans depuis une semaine. Je veux juste dire que c’est ça que je veux me rappeler de cette maison-là, sur la rue Sicard. Ce qui est pas passé aux nouvelles, mais qui s’est propagé plus vite et plus loin: le bonheur et l’amour de cette famille-là. C’est ce qu’on voit partout, et ce qu’on voit sur le visage des carrés orange. C’est de l’amour, rien d’autre.
C’est à nous de transformer cette catastrophe en quelque chose d’autre, de plus beau, de plus grand. On doit comprendre qu’on contrôle pas tout. Que le destin, c’est juste dans les films. Parce que devant tout ça, on sent bien en dedans que la vie, c’est en réalité une succession de hasards qui font bien ou mal les choses, qu’on le veule ou pas. J’ai envie qu’on se dise de lâcher prise un peu sur ce qui nous entoure. Qu’on mette un bémol sur nos certitudes et le chemin qu’on a décidé de suivre. Parce qu’au fond on ne sait pas il va ressembler à quoi. Sachant ça, qu’est-ce qui compte vraiment ?
Les journées de soleil, les costumes de princesse, les amies. C’est l’amour, rien d’autre. Et j’avais pas d’autres mots plus importants que ceux-là à vous écrire.
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