
Dans ma dernière chronique, je vous ai fait part de mon manque de temps cet été à consacrer à ma lecture personnelle. Je n’ai pas tellement eu plus de temps pour lire, sauf pour un ouvrage. Une nouveauté dans nos librairies. Un petit roman qui me fit du bien, coïncidant avec cette chaleur inattendue du mois de septembre.
Avec un titre comme Grand fauchage intérieur, on peut s’attendre à ce que le roman soit de nature introspective et psychologique. Peut-être même déprimant, puisqu’il suggère une ablation de l’intérieur d’un être. Celui-ci perd alors tout ce qu’il avait en lui, se retrouvant démuni de tout, complètement seul et vide. Une sensation bien désagréable. Mais c’est cette sensation que vit la protagoniste du premier roman de Stéphanie Filion.
Jeanne était une femme heureuse, amoureuse, enjouée, et qui acceptait tous les défis. Mais depuis qu’un drame lui a ravi son bonheur, elle a voulu quitter son corps et oublier ce qu’elle avait déjà été. Le roman débute alors qu’elle part se réfugier quelque temps au Liban, un pays marqué par des cicatrices de guerre, en quête d’une quelconque réparation d’elle-même. Un peu à l’image de ce pays qui s’est reconstruit en tentant d’oublier le passé.
Là-bas, une amie de sa cousine l’héberge. Rania, de son prénom, organise alors une fête pour lui souhaiter la bienvenue et lui présenter son entourage. C’est à ce moment qu’elle fait une rencontre qu’elle qualifiera plus tard de «bénédiction». Julien arrive de Paris. Lui aussi est au Liban pour un bref séjour. Il est judoka professionnel et il est là pour une compétition. Mais il est surtout beaucoup plus jeune qu’elle et pressé de la revoir et d’en apprendre le plus possible sur elle, avant de repartir.
C’est ainsi qu’ils se revoient, entre les compétitions de l’un et les visites de l’autre. Il lui apprend beaucoup de choses sur le judo, ce sport pour lequel il voue sa vie. Il lui montre entre autres le mouvement ō-uchi-gari, son préféré, qui veut dire «grand fauchage intérieur». Ce mouvement consiste à faire perdre l’équilibre à son adversaire à l’aide des jambes. L’autre est ainsi fauché et se retrouve au sol. C’est comme de se faire happer par la vie qui, sans crier gare, nous projette au sol, par un effet de surprise, rendant ensuite tout mouvement impossible.
Mais il n’y aura pas que Julien pour la guider dans son voyage intérieur. Rania, chez qui elle séjourne, agira sur elle comme un phare lui permettant de retrouver son chemin, la guidant à travers ce pays rempli de richesses. Et Joy, une de ses amies, dont le prénom même est un indice qu’il ne faut pas mettre de côté. Il faut dire que «les femmes libanaises avaient de tout temps perdu leurs hommes durant la guerre, mais qu’elles restaient debout et fières» (p.96). Jeanne a donc beaucoup à apprendre d’elles.
Un petit mot sur l’auteur
Originaire de Saint-Eustache dans les Laurentides, Stéphanie Filion est titulaire d’une maîtrise en études littéraires à l’Université du Québec à Montréal. Elle a d’abord publié des carnets avec Isabelle Décarie, Almanach des exils (2009), avant de faire paraître deux recueils de poésie, L’Orient, Louisiana (2013) et Nous les vivants (2015). Grand fauchage intérieur (2017) est son premier roman. Mais c’est un premier roman teinté de poésie où les chapitres en prose sont entrecoupés de petits memoriæ, écrits sous forme de phrases courtes, nous révélant les pensées et les sentiments du personnage.
L’écriture en elle-même reste poétique du début à la fin. C’est une écriture teintée de cette poésie contemporaine qui cible les détails du quotidien et qui frappe le lecteur dans sa vulnérabilité; d’une poésie toute simple et pleine de sens, que l’on ne peut lire qu’une seule fois en espérant tout comprendre; d’un symbolisme réfléchi et sans équivoque, nous montrant par ses images tout le chemin parcouru par le personnage. Au fond, une écriture de femme.
C’est comme de se faire happer par la vie qui, sans crier gare, nous projette au sol, par un effet de surprise, rendant ensuite tout mouvement impossible.
Les symboles sont nombreux dans ce roman: d’abord Julien, qui lui apprend les bases de son sport qui a une influence directe dans sa vie. Jeanne découvre qu’un judoka doit «apprendre la chute» avant de pouvoir maîtriser les attaques. Pour elle, c’est un peu comme d’accepter la chute qu’elle a vécue plus tôt dans sa vie afin d’espérer reprendre place dans ce corps qu’elle avait fui.
Puis, elle traverse une période de mue, «une étrange transformation, à la fois redoutée et salvatrice» (quatrième de couverture), au terme de laquelle Jeanne en sort changée. Malgré toutes les attentions qu’elle porte à sa peau, celle-ci s’effrite, tombe, mais laisse toujours place à une peau nouvelle, toute rose et sensible.
Finalement, on peut y voir les étapes normales que l’on doit traverser lors de nos différentes épreuves de vie. Que ce soit la rencontre de quelqu’un, un voyage à l’autre bout du monde, un travail qui nous pousse à nous dépasser, ou la perte de quelque chose. Chaque fois, c’est un peu de nous-mêmes qui se transforme. Jeanne aura eu besoin de cet éloignement de son être, vécu en plusieurs étapes, dans un autre pays que le sien, avant de retrouver son chemin.
C’est une écriture teintée de cette poésie contemporaine qui cible les détails du quotidien et qui frappe le lecteur dans sa vulnérabilité.
Je vous laisse avec cette citation qui me semble bien résumer tout le sens du roman :
«On dit que l’Occident favorise l’action, alors que l’Orient favorise la transformation. Je me sentais prise au milieu, comme ce pays. La langueur me gagnait, cette lassitude si caractéristique des mues, quand on sent qu’on doit s’absenter momentanément de son corps, car celui-ci a un travail à faire, un travail qui échappe à notre contrôle. Cette sensation, semblable à celle de l’embryon qui grandit en soi, ne m’était pas désagréable. Je me suis laissé porter par mes pensées, et le sommeil m’a rattrapée.» (p. 111)
