
On parle du capitalisme comme on parle de la météo : tout le monde a un avis, mais peu savent vraiment comment ça marche. Certains le défendent bec et ongles, comme si c’était la seule voie possible. D’autres y voient la racine de tous les maux : inégalités, dérèglement climatique, épuisement des ressources, burn–out collectif. Mais au-delà des slogans, une question mérite d’être posée : le capitalisme est-il encore viable aujourd’hui ?
Un système bâti sur la croissance
Pour comprendre la situation, il faut rappeler une évidence que l’on oublie souvent : le capitalisme repose sur la croissance. Sans croissance, tout s’écroule. Les entreprises doivent faire du profit, les investisseurs veulent du rendement, les États comptent sur la hausse du PIB pour financer leurs services publics. C’est une mécanique simple, mais vorace : pour fonctionner, elle doit consommer toujours plus d’énergie, de travail, de matière.
Ce modèle a sorti des milliards de personnes de la pauvreté, il faut le reconnaître. En deux siècles, le capitalisme a permis une explosion du niveau de vie, de l’innovation, de la technologie. Mais cette réussite a un prix. Le système a été conçu dans un monde qu’on croyait infini : infini en ressources, en terres exploitables, en main-d’œuvre disponible. Aujourd’hui, cette illusion s’effondre. La planète, elle, ne suit plus.
La limite écologique

C’est sans doute le point le plus criant. Le capitalisme, dans sa forme actuelle, est incompatible avec les limites physiques de la Terre. Produire toujours plus dans un monde fini, c’est courir dans le mur. Le changement climatique, la disparition de la biodiversité, la pollution, l’épuisement des sols : ce ne sont plus des alertes théoriques. Ce sont des signaux d’alarme concrets.
Le paradoxe est cruel : plus l’économie croît, plus elle détruit les conditions mêmes de sa survie. Et pourtant, les gouvernements continuent de mesurer la «réussite» d’un pays à la hausse du PIB, comme si tout allait bien tant que la courbe monte. Le capitalisme, en ce sens, n’est pas seulement un système économique : c’est une idéologie de la croissance infinie. Et dans un monde fini, une telle idéologie devient une fiction dangereuse.
Le déséquilibre social
Mais l’écologie n’est pas le seul talon d’Achille du capitalisme. Son autre faiblesse est sociale. Depuis les années 1980, les inégalités explosent. Une petite élite concentre la majorité des richesses, pendant que la classe moyenne s’érode et que les plus pauvres s’enfoncent. Ce n’est pas un accident : c’est la logique même du système. La recherche du profit maximal pousse à la délocalisation, à l’automatisation, à la précarisation du travail.
Là encore, le capitalisme a su se réinventer : il est passé du capitalisme industriel au capitalisme financier, puis au capitalisme numérique. Mais à chaque mutation, la concentration de pouvoir s’est accrue. Aujourd’hui, ce sont quelques géants de la tech, Amazon, Apple, Google, Meta qui façonnent nos vies, nos comportements, et même nos opinions. Le marché est censé être libre, mais il ressemble de plus en plus à un oligopole planétaire.
Le malaise culturel

Le capitalisme a aussi transformé notre rapport au temps, à la valeur et au sens. Il nous pousse à consommer, à produire, à «performer» sans cesse. Ce n’est pas qu’une question d’économie, c’est un mode de vie. Et beaucoup n’en peuvent plus. L’épuisement professionnel, la perte de sens, la crise du travail en sont les symptômes.
Le système nous promet bonheur et liberté, mais il nous enferme dans un cycle d’endettement, de stress et de comparaison permanente. Tout devient marchandise : la culture, le corps, les émotions, les relations. Même la «déconnexion» se vend maintenant sous forme d’abonnements à des applis de méditation. Le capitalisme sait tout absorber, même la critique du capitalisme.
Mais alors, quelle alternative ?
C’est là que les choses se compliquent. Car si le diagnostic est clair, le remède l’est beaucoup moins. Le socialisme s’est effondré, l’économie planifiée a montré ses limites. Les modèles dits «post-capitalistes» restent encore flous. Certains misent sur un capitalisme «vert» ou «responsable», mais ces adjectifs sonnent souvent comme des pansements sur une plaie béante. Peut-on vraiment rendre durable un système fondé sur la croissance illimitée ?
D’autres imaginent des modèles hybrides : économie circulaire, décroissance choisie, coopératives locales, monnaies alternatives. Ces initiatives existent, et elles prouvent qu’un autre rapport à la richesse est possible. Mais elles restent marginales face à la puissance du système global. Le capitalisme, même affaibli, demeure incroyablement résilient. Il absorbe la critique, l’intègre et la transforme en produit. On le disait mort après 2008, il est ressorti plus fort, dopé par la finance et le numérique.
Un système qui refuse de mourir

Alors oui, le capitalisme est en crise. Mais c’est une crise qui dure depuis des décennies, sans jamais le faire tomber. Comme un organisme malade mais tenace, il s’adapte, mute, change de visage. Il a survécu aux guerres, aux crises, aux pandémies. Sa vraie force, c’est sa plasticité. Tant que les gens continueront de croire que leur liberté passe par la consommation, il aura de beaux jours devant lui.
La vraie question n’est peut-être pas : le capitalisme est-il viable ?
Mais plutôt : jusqu’où sommes-nous prêts à aller pour le maintenir ?
Parce qu’il finira par s’effondrer, non pas faute d’argent ou de technologie, mais faute de monde. Et le jour où les ressources manqueront vraiment, il ne s’agira plus de savoir quel système est «le meilleur», mais simplement lequel nous permettra de survivre ensemble.
À la fin, il faut changer la boussole
Le capitalisme a eu son heure de gloire, et il a apporté des progrès indéniables. Mais il est aujourd’hui à bout de souffle, non parce qu’il a échoué, mais parce qu’il a trop bien réussi. Il a conquis le monde, puis il l’a épuisé. Ce qui manque désormais, ce n’est pas un nouvel outil économique, c’est une autre boussole morale. Il faut redéfinir ce que nous appelons «richesse» et «prospérité».
Tant que l’on confondra réussite avec accumulation, productivité avec bonheur, croissance avec progrès, on tournera en rond. Le capitalisme n’est pas immortel, mais il ne disparaîtra pas seul. Il faudra le remplacer consciemment, pas le subir passivement. Et peut-être qu’alors, pour la première fois depuis deux siècles, l’économie redeviendra ce qu’elle aurait toujours dû être : un moyen au service de la vie, pas l’inverse.