Eh bien non, ce reportage-ci ne portera pas sur un exploit sportif. Il ne fera pas l’apologie d’une médaille d’or à vélo ou d’une autre victoire des Patriotes. Il sera aussi plus long que mes reportages habituels (et si j’avais laissé parler mon coeur, il aurait eu une ou deux pages de plus). Par contre, faites-moi confiance, le texte qui suit sera tout aussi inspirant. Au-delà de tout l’espoir et la bonté qui en découle, j’irai même jusqu’à dire que ce texte est nécessaire. Un texte élémentaire sur les troubles alimentaires.
D’abord, allons-y avec une mise en contexte, deux en fait. Premièrement, vous n’êtes probablement pas sans savoir que je suis atteint d’anorexie mentale (et oui, je suis un homme)… Vous savez, il n’y a pas que les toilettes publiques qui pourraient être non-genrées, l’anorexie aussi l’est. Ne partons pas de débat, là n’est pas la question.
Deuxièmement, il faut savoir que les troubles du comportement alimentaire (TCA) gagnent dangereusement et malheureusement en popularité, à l’instar de Donald Trump chez nos voisins du Sud ou d’Occupation double dans notre belle province. À titre d’exemple, Léa Clermont-Dion, une battante, révèle, dans son documentaire «Beauté fatale», que le nombre d’hospitalisations pour les TCA a augmenté de 44% depuis 2008 à Sainte-Justine, à Montréal. Il s’agit d’une hausse drastique et alarmante.
Toujours est-il que ce reportage n’a pas pour but de faire l’autopsie d’un désastre ou du monstre que l’on a créé, mais bien de vous parler d’un projet qui, au bas mot, a illuminé la communauté de ceux pour qui la nourriture rime avec pourriture. Les insatiables affamé.e.s que nous sommes, ceux et celles qui nous supportent et cette voix qui, trop souvent, l’emporte, unissent leurs forces pour rendre hommage à un projet qui inspire et à une étudiante qui a pris plaisir à m’en expirer les retombées.
Une Française au coeur franc
J’ai pu faire, de fil en aiguille, il y a quelques mois, la rencontre d’une personne exceptionnelle qui a à cœur la cause des troubles alimentaires. Une étudiante en récréologie qui s’est entourée de professionnels afin de mettre sur pied un projet innovant. C’est en travaillant avec acharnement, avec ses deux directrices de recherche et le Loricorps (Laboratoire de recherche transdisciplinaire sur les troubles du comportement alimentaire), que Leila Mostefa-Kara, originaire de Normandie, en France, a élaboré de mains de maître un mémoire de maîtrise, comme quoi tout est dans tout. Laissez-moi maintenant, avant de commencer l’histoire aux allures de contes de fées, vous mettre en contexte quant à ce projet.
Un mémoire de maîtrise indélébile dans la mémoire collective
Intriguée par les troubles alimentaires, Leila s’est posé une question et a tenté d’y répondre concrètement, sur le terrain : Le voyage peut-il apaiser la peine des personnes souffrant de troubles alimentaires?
Faisant partie de ce groupe de moins en moins sélect d’atteint.e.s, j’avais moi-même ma propre hypothèse de laquelle j’ai mise au courant Leila lors de notre première rencontre, en juin dernier. Pour moi, il n’y avait pas de doute, le voyage pouvait s’avérer une profonde rédemption, bien que temporaire habituellement, pour les personnes vivant avec un diagnostic d’anorexie. Je parlais en connaissance de cause, voyageant de deux à trois semaines par année et étant anorexique environ 52 semaines annuellement.
Toujours est-il que pour aller au fond des choses, Leila a concocté et mis sur pied, en guise de mémoire de maîtrise, un projet visant à faire venir au Québec, durant une semaine, cinq femmes originaires de France atteintes de ce fléau. Toutes d’âges différents, de la vingtaine à la cinquantaine. Imaginez-vous un instant… Réunir cinq femmes dont la relation avec l’anorexie mentale est, au bas mot, intime et les faire venir sept jours au Québec pour leur faire vivre un itinéraire savamment mis sur pied. Il faut le faire. Il fallait le faire, en fait. On peut désormais dire, grâce à Leila et son équipe, que c’est chose faite.
Bien entendu, amener cinq diagnostiquées d’anorexie loin de leur pays, de leur Rouen d’origine, de les faire passer de leurs habitudes ancrées dans le béton à nos nids de poule dans l’asphalte, les amener loin de leur confort et les pousser à se dépasser pouvait s’avérer risqué. Prévoyante, Leila s’est affiliée avec La Croix-Rouge française de Bois-Guillaume, pour qu’avec elles, se joignent Amandine et Sofyann, psychiatre et diététicien. Plusieurs fois, Leila me décrit leur soutien sans lequel elle ne serait parvenue à faire de son projet une telle réussite. Comme dirait Annie Villeneuve, ils auront été deux anges qui passent, qui, surélevées par leur expérience, leur humanité et leurs ailes, auront veillé sur nos cinq protagonistes, comme des anges gardiens.
Avant même l’arrivée des filles, Leila savait que la partie n’était pas gagnée d’avance et qu’elle et ses sujets passeraient par toute la gamme des émotions. Elle ne devait pas se douter, par contre, qu’en termes d’émotions, elle serait servie à ce point. Sans vouloir faire de douteux jeu de mots, elle aura eu droit à un buffet émotionnel. All you can eat. À volonté.
Maintenant, je vais vous faire le récit de cette semaine audacieuse et historique :
PS: Si tu es rendu.e. jusqu’ici dans la lecture, c’est certainement que la cause te touche, de près ou de loin. En ce sens, je ne peux que te remercier, ami.e. lecteur.rice.
Une semaine en montagnes russes
Leila ne s’en cache pas, cela n’a pas toujours été facile. Elle compare la semaine à des montagnes russes. Des hauts et des bas. Comme je suis possiblement la personne la mieux placée pour comprendre les chutes et les dérapes qu’ont pu vivre leurs participantes à plusieurs milliers de kilomètres de chez elle, j’ai décidé d’en faire abstraction. J’ai décidé de biffer les moins bons moments de la semaine et de de surligner les plus beaux moments pour les faire ressortir et les rendre encore plus brillants que les pupilles de celle qui me les partage, Leila, le manitou de l’aventure.
Elle aura été, pour une semaine, une sorte de Jay du Temple qui devait amener cinq concurrentes à tomber en amour avec elles-mêmes introspectivement, dans la plus intime des relations plutôt que de la trouver dans des standards arriérés devant des milliers de paires d’yeux voyeurs. Si vous voulez mon avis, l’un des deux rendez-vous est beaucoup plus sain que l’autre, je vous laisse deviner lequel.
Poésie au centre-ville
Je commencerai par vous partager la toute première activité des filles à laquelle j’ai pu prendre part (merci encore Leila). L’activité n’aura pas duré plus de trente minutes, mais je sais pertinemment que chacune de ces femmes s’en rappellera dans trente ans. Nous sommes donc, au départ, allé.e.s au centre-ville profiter des derniers souffles du Festival International de la Poésie. C’était sublime de voir les filles poser leur regard sur la prose affichée sur des cordes dans le parc adjacent à la bibliothèque Gatien-Lapointe. Des textes de tous les pays véhiculant des messages d’espoir, d’amour et de bonheur. En plein ce dont les filles avaient besoin pour combler le creux dans leur ventre et dans leur vie. La poésie n’a peut-être jamais rien soigné d’aussi fort qu’un trouble alimentaire, mais elle a certainement servi à fermer maintes fois des plaies. Je crois que c’est ce qui s’est passé cette matinée-là. Les mots ont mis les maux en sourdine.
La cabane à glucides
Ici, je ne passerai pas par quatre chemins. Je lève mon chapeau cinq fois, une fois pour chaque participante. Imaginez-vous un instant (je sais que c’est difficile pour vous que ne l’avez jamais vécu), mais mettre les pieds dans une cabane à sucre pour y ingérer un repas typique en ce lieu alors qu’habituellement, jour après jour, tu fuis le sucre et les glucides comme la peste d’une autre époque. Eh bien! Elles l’ont fait. Dans l’une des seules cabanes à sucre ouvertes en octobre, dans la ville de Québec. Elles ont même profité de tire sur des cubes de glace, faute de neige. Il aurait été facile pour elles d’utiliser n’importe quelle excuse pour se soustraire du souper et ainsi soustraire des calories sur leur bilan journalier. Au lieu de ça, elles ont opté pour le positif, elles y ont additionné des pets-de-sœur, des crêpes, un morceau de tarte au sucre et des sourires à toutes les sauces. Peu importe le montant auquel s’élevait l’addition, elles et moi savons qu’elles et ses sujets en sont toutes sorties plus riches.
Faire les folles à Québec
Leila, assise devant moi, vient d’utiliser la forme appréciative du mot «folle» pour désigner les émotions qu’elle et ses sujets auront vécues lors d’une soirée de la semaine, dans la ville de Québec (parce que l’insatiable Leila ne pouvait se satisfaire que de la Trifluvie, vous voyez le genre). À voir le sourire qu’elle affichait en me disait «Elles ont tellement fait les folles», en balayant ses yeux dans le haut de ses paupières pour repenser ses doux souvenirs et les caresser mentalement, j’ai vite compris que nous étions loin du «Folle» péjoratif de Nelly Arcan, c’était le type de folle en lequel certaines femmes se transforment lorsqu’elles s’éclatent.
Cette soirée-là donc, les filles se sont perdues et retrouvées en plein coeur de Québec. La programmation qui avait été mise sur pied par Leila et son équipe a été évitée comme nous évitons les publicités avant nos vidéoclips préférés sur Youtube. Vous ne le savez peut-être pas, mais il s’agit de l’un des plus grands défis des personnes vivant avec un diagnostic d’anorexie que de sortir du cadre souvent beaucoup trop rigoureux de la planification.
Les filles se sont donc retrouvées au restaurant (oh!), elles y ont mangé un hamburger (re-oh!) et elles se sont abreuvées d’eau de vie (re-re-oh!) une fois de retour à l’endroit où elles logeaient (je tiens ici à spécifier que le volume d’alcool ingéré s’est avéré faible, qu’aucun abus n’a été fait et qu’il s’agit d’une soirée dite d’exception dans le séjour). Quoi qu’il en soit, sachez que moi-même, j’ai longtemps fui les trois aliments que je viens d’énumérer comme Jerry la souris fuit Tom le chat. Alors ingérer les trois dans la même soirée sans que ce soit prévu relève de l’exploit. Franchement, les sujets de Leila ont poussé à l’extrême leur limite. Ceci dit, une fois dans leur logement commun, cette soirée-là, au dire de Leila, elles ont eu un plaisir fou. Mon petit doigt me dit que le plaisir et les fous rires n’étaient peut-être pas inconnus aux effets euphoriques de l’alcool, mais qu’ils étaient beaucoup plus intimes avec la fierté qui devait avoir empli l’être de ces battantes venues battre leur démon dans le vieux Québec.
Une réussite sur toute la ligne
Je pourrais en parler encore longtemps. Leila m’a fait la joie de me partager exhaustivement une semaine exceptionnelle. Parfaite? Non. Détrompez-vous. L’article relate les réussites et camoufle les moments plus difficiles. Il les balaie sous le tapis comme moi quand je fais le ménage. Cela n’enlève absolument rien à ces cinq Françaises qui, par leurs actions, ont répondu à la question initiale du projet : le voyage peut-il avoir des effets positifs sur les troubles alimentaires?
Je crois qu’avec ce que vous venez de lire, vous serez en mesure de vous faire votre propre idée là-dessus. Pour ma part, j’avais une hypothèse et Leila m’a aidé à la confirmer comme elle a permis à cinq femmes écorchées par la vie de s’affirmer chacune à sa mesure. De montrer que la maladie n’est pas insurmontable, qu’en modifiant un peu les habitudes, elles peuvent la combattre. Bien entendu, il faut savoir que le voyage n’aura pas eu des impacts aussi marquants sur tous les sujets. Certaines y ont trouvé davantage leur compte que d’autres et c’est tout à fait logique lorsqu’on s’y arrête.
Un dernier arrêt avant le départ
Sur le chemin du retour, en route vers l’aéroport, elles se sont arrêtées comme ça, à l’improviste, manger une poutine dans l’antre de ce mets typiquement québécois à Victoriaville. Elles en ont toutes pris une. De format différent. Mais chacune d’entre elles l’a regardée. Photographiée. Goûtée. Dégustée. Mangée et vidée. Venez me dire après cela qu’en sept jours, elles n’auront pas fait de progrès.
Je vais mieux que jamais depuis que je suis tombé dans ce vicieux cercle et ça fait trois ans que je n’ai pas mangé de poutine.
Leila termine son récit les yeux dégoulinants d’eau, la tête débordante de souvenirs et le coeur qui bat très vite. Je peux l’entendre et le sentir vibrer malgré les haut-parleurs de la Chasse-Galerie qui chantent au même moment, comme pour l’immortaliser. Croyez-moi, la maladie peut peut-être être mortelle, mais l’initiative de Leila ne mourra jamais, elle.
Elle commence déjà à me partager ses projets futurs. Quelque chose me dit que dans les prochaines années, d’autres Françaises tomberont dans de bonnes grâces et entre de bonnes mains, entre six bonnes mains de maître, celles de Leila, d’Amandine et de Sofyann.
N.B: Leila tenait aussi à remercier Julia Boulanger, celle qui est à l’origine de tout ce processus inspirant. Sans elle, rien de tout ça n’aurait pu être possible.