L’Office Nationale du Film (ONF) à récemment mis en ligne de nouveaux films à voir gratuitement sur sa plate-forme internet. Nous avons visionné le documentaire Premières armes de Jean-François Caissy qui porte sur un camp de recrues dans les Forces Armées.
D’abord, le sujet est de circonstance. Les aspirants.antes soldats.es doivent rester confinés à la base durant 90 jours pour compléter et réussir leur formation. Un instructeur prévient un à un les recrues (et les spectateurs.rices) peu après leur arrivée : «Préparez-vous à être surpris, challengé jour après jour. (…) Vous allez vous rendre compte qu’être ici 7 jours sur 7 avec le même monde, habillé-e-s pareil, sans identité civile… Ça va donner un coup». Pour les gens peu familiers avec ce milieu, le film est une véritable porte d’entrée dans l’univers parallèle qu’est l’armée.
Un rite de passage vers l’âge adulte
Dans l’entrevue produite par l’ONF, le cinéaste révèle qu’il avait déjà tourné un film sur la vieillesse (La belle visite, 2009) et un autre sur l’adolescence (La marche à suivre, 2014) et qu’il cherchait un sujet permettant de montrer le début de l’âge l’adulte.
Caissy explique qu’il souhaitait travailler autour d’une formation scolaire et le difficile choix de carrière que toute jeune personne doit faire un jour. L’armée était pour lui une façon de vulgariser ce passage entre l’adolescence et l’âge adulte. «Ils apprennent à plier leurs vêtements, prendre soin de leur équipement et à répondre aux ordres. Ils prennent énormément de maturité en 12 semaines et c’est très impressionnant à voir».
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Sans doute que d’autres milieux se seraient prêtés à ce genre de démonstration, mais l’encadrement rigoureux de l’armée permet d’assister à cette transformation en accéléré. Après tout, le cinéaste n’a pas suivi ses sujets durant trois ans, mais bel et bien durant trois mois. Très peu de corps professionnels requièrent un sens des responsabilités aussi élevé que l’armée, étant donné que la vie de tout un chacun.e se retrouve entre les mains des autres membres du peloton.
Les instructeurs ont tôt fait de faire comprendre cet aspect du métier de soldat.e aux recrues. Ils dépendent tous des uns et des autres. C’est d’ailleurs pour cette raison que lorsqu’une personne fait une erreur ou commet un manquement, c’est tout le groupe qui en paye le prix en termes de conséquences disciplinaires. C’est pour cette raison que la formation militaire implique de casser les individualités, afin de former un esprit de corps.
La finesse du jeu psychologique
Les séquences les plus révélatrices à cet égard ne mettent pas en scène des manœuvres militaires. Ce sont tout bêtement celles dans le bureau du caporal-chef, où certaines recrues y défilent pour des évaluations.
C’est dans les rencontres individuelles que les soldats.es prennent la mesure des codes de conduites qui régissent l’institution qu’est l’armée. Nous verrons des recrues entrer dans le moule et se transformer littéralement en soldats.es sous nos yeux, grâce à la fine psychologie du caporal. On saisira alors que le rapport à l’autorité dans l’armée est ni plus ni moins qu’une «game».
Se fiant à l’intelligence de la recrue, le supérieur, dont nous apercevrons très peu le visage durant le film, fait comprendre à une recrue assez gentiment qu’elle doit répondre par «Oui caporal-chef» à chacune de ses requêtes. De plus, le caporal attend la fin de la rencontre pour lui demander de faire attention à son attitude. En effet, la jeune femme avait osé corriger le caporal en début d’entrevue. Mais plutôt que de la réprimer sur le champ, ce dernier préfère lui faire une remarque après coup, afin de la laisser réfléchir sur la question en sortant du bureau.
Cette scène, qui est une véritable pièce d’anthologie, me restera en mémoire très longtemps. Peu de films de fiction rendent aussi bien la subtilité et la finesse de la psychologie humaine.
Une armée plus humaine qu’auparavant
Connaissant un membre des Forces ayant justement exercé le métier d’instructeur, j’étais très curieux de visionner le film. Celui-ci m’avait déjà confié que le «bootcamp» n’était plus aussi exigeant qu’avant, tant sur le plan mental et physique. En effet, les recrues se font vouvoyer, jamais insultés comme nous pouvons voir dans des films comme Full Metal Jacket. Les épreuves auxquelles sont soumis.es les aspirant.e.s soldats.es semblent à la portée de n’importe qui détenant une bonne condition physique. Du moins celles que nous voyons dans le film.
Cependant, le sergent-chef s’adresse avec autorité aux recrues, comme jamais aucun patron ne m’a parlé durant toute ma vie. Je me suis demandé à plusieurs occasions comment j’aurais réagi à leur place. Il est également intéressant de noter que le sergent et le caporal ont une approche très différente avec les recrues. Le sergent est beaucoup plus direct, voire agressif, tandis que le caporal représente davantage une figure fraternelle. Il exerce de l’autorité sur le peloton, mais il peut s’avérer un confident à quelques reprises.
Le décalage entre ces deux comportements est sûrement étudié et voulu. Les deux instructeurs m’ont rappelé les archétypes de policiers qui font des interrogatoires dans les films d’enquête. L’un est brutal et l’autre est plus conciliant. C’est évidemment au second que le suspect avoue son crime après s’être fait intimider ou frapper par le premier.
Une relation d’autorité fascinante
À mon sens, la relation entre les deux supérieurs et la troupe constitue donc le cœur du film. La réussite de cette formation passe effectivement par le fait d’accepter l’autorité et la subordination à un degré rarement demandé dans les autres champs professionnels de la société. Paradoxalement, le fait de mettre son ego de côté pour le groupe permet à beaucoup de soldats.es de gagner en confiance, comme me l’a déjà révélé un vétéran de l’armée.
Pour certaines personnes, cet encadrement peut être rassurant. Pour d’autres, les défis quotidiens auxquels sont soumis les soldats sont une occasion de se dépasser. En échange, il faut entrer dans le moule et jouer son rôle en restant à sa place. Cependant, le caporal mentionne l’importance de demeurer soi-même, lorsqu’une recrue le questionne sur la «game» et la véritable personnalité du sergent.
À noter également qu’il n’y a pas vraiment de personnage principal. Jean-François Caissy se concentre sur le peloton plutôt que sur un individu envers lequel notre identification se tournera. Les deux femmes sont les plus intéressantes du lot à mon avis, puisqu’elles sont mères. Toutefois, nous les perdons souvent de vue. Elles ne cadraient sans doute pas avec la prémisse du passage à l’âge adulte chère au cinéaste. Elles ont déjà beaucoup de maturité à leur arrivée, contrairement à plusieurs des garçons.
L’armée et le Québec, pas une histoire d’amour
Évidemment, l’armée est un sujet controversé, surtout au Québec. Les Forces canadiennes n’ont pas la plus belle cote d’amour qui soit, contexte historique oblige. La défaite de 1760, celle des Patriotes de 1837-39, les deux conscriptions et la crise d’octobre auront laissé des traces. L’armée canadienne est en quelque sorte l’héritière de l’armée britannique. Même si plusieurs Québécois.es sont dans leurs rangs, la société québécoise n’est pas militarisée. Nous avons un sentiment étranger par rapport à cette armée. D’ailleurs, les positions du Québec quant aux interventions militaires sont toujours différentes des Canadiens. Finalement, les Québécois font peu de cas des questions militaires dans leurs réflexions globales sur la ou le politique.
De nombreux enjeux entrent en ligne de compte lorsqu’on aborde la chose militaire. C’est bien l’armée qui assure le monopole de la violence de l’état. Il est donc légitime de se questionner sur le choix de jeunes gens de vouloir se joindre à une institution pouvant faire la guerre afin d’assurer leur avenir. Le film ne répond pas à ces interrogations et le cinéaste affirme avoir voulu demeurer neutre. Ce sera aux spectateurs.rices de se faire une tête. Il n’y a pas non plus d’entrevues où Caissy confronte les recrues face à leur décision.
De son côté, le sergent-chef est très clair lors d’un exercice. En voulant justifier le degré d’intensité de l’entraînement en cours, il schématise parfaitement la finalité de l’armée: «À la guerre, on tue, ou on se fait tuer, c’est aussi simple que ça». Cette phrase brutale, mais honnête, ne laisse aucune ambiguïté sur la véritable nature de ce travail.
Faire un film sur l’armée
De film en film, Jean-François Caissy fait ce qu’il appelle un cinéma d’observation. Il filme les gens en action et c’est de là qu’émergent le contenu et les thèmes. C’est un cinéma de l’image, du mouvement et du cadre. Il ne travaille pas avec une caméra à l’épaule comme nous le voyons souvent en documentaire. Il filme ce qui se présente devant lui. Le cinéaste ne se sent pas en droit de nous livrer une vision personnelle sur son sujet.
À partir du moment où des humains décident de joindre l’armée, il devient légitime de placer une caméra devant eux pour les observer et tenter de comprendre par nous-mêmes, sans tirer les vers du nez des intervenant.e.s. L’intégrité et l’honnêteté de cette démarche ne font aucun doute à mon avis. De plus, plusieurs scènes contiennent tout le matériel nécessaire pour construire nous-mêmes notre propre réflexion. En ce qui me concerne, ce procédé est le gage d’une pensée beaucoup plus profonde et durable que de me faire tenir par la main.
Le mérite du film de Jean-François Caissy est d’ouvrir la porte sur un monde peu connu du grand public. Il réalise ici un film non pas sur l’armée, mais bien sur des aspirants soldat.e.s et leurs instructeurs. Trop peu de films québécois traitent des militaires et le travail de Jean-François Caissy à cet égard doit être souligné.