Parlons de dichotomie. Mais que voilà un beau mot pour décrire ce fléau qu’est la pensée binaire. Ce cataclysme intellectuel, dis-je, c’est l’opposition systématique entre deux concepts contraires. C’est simple, c’est sécuritaire et ça évite de se poser trop de questions. Prenez, par exemple, le bien et le mal, le juste et l’injuste, la droite et la gauche, la liberté et le déterminisme… et cette liste s’allonge à perte d’idée. Mais il y a quoi entre les deux? C’est là une question qui brise les assises de notre sécurité rationnelle. C’est là, dans les nuances séparant deux concepts opposés, que nous nous rapprochons de la vérité. Après tout, rien n’est jamais absolu. Cette recherche de la nuance porte le joli nom de dialectique, du moins en son sens moderne, et se résume grossièrement par thèse/antithèse/synthèse. Donc, amusons-nous à synthétiser les grandes dichotomies.
Et si nous étions à la fois libres et déterminés? Est-ce une contradiction? D’un côté, certains diront que nous sommes entièrement libres de nos actes, donc que nous sommes imputables de la totalité de qui nous sommes. De l’autre côté, les déterministes purs et durs diront que rien n’est fait au hasard, que tout est déterminé, d’une manière ou d’une autre, par nos mécaniques biochimiques, voire même par le destin. Entre les deux extrêmes se trouvent deux positions très claires. Soit nous ne sommes ni libres, ni déterminés, ce qui ne saurait être possible. Soit nous sommes à la fois libres et déterminés.
C’est là que nous entrons dans la beauté de la nuance, tout devient relatif. Nous ne sommes jamais complètement libres, car nos actes sont toujours plus ou moins déterminés par nos opinions, par notre passé et par chaque facette de notre personne. Par contre, nous ne sommes jamais complètement déterminés, car nous avons toujours le libre arbitre. Même dans les pires contraintes, le libre arbitre demeure en acte. Nous sommes libres d’agir de manière irrationnelle et imprévisible, et nous le faisons. C’est là un dogme, un vœu, mais la négation du libre arbitre serait tout aussi arbitraire.
Par-delà le bien et le juste
Le bien, le mal, la justice et l’injustice, voilà des mots qui guident nos actes quotidiens et qui, pourtant, ne sont que des constructions de l’esprit. L’humanité est faillible, ses constructions le sont tout autant. Si ce monde va mal, c’est parce que l’humanité va mal. Sans nous, la nature suivrait son chemin sans poser de question. Mais le mal est fait, l’humanité a posé des questions, et le bien s’est invité aux massacres.
La vie est en soi un phénomène cruel. La vie est une lutte à mort, littéralement. Il suffit d’observer les animaux sauvages pour comprendre que la loi du plus fort, la survie et la faim en sont les principales motivations, le reste ne vient qu’en second. Mais il n’y a pas de mal là-dedans, ni de bien.
Mais pour nous, en notre grande complexité d’humain évolué, les choses ont changé. Nous sommes passés outre la nature pour construire un monde à notre image, pour questionner et comprendre notre univers ainsi que notre condition humaine. Il y a de l’espoir, nous avons amené un semblant d’ordre dans le sublime chaos de la nature, nous avons nommé les choses et nous tâcherons perpétuellement de les comprendre, quitte à détruire le chaos ancestral et, par le fait même, les mouvements de la vie.
D’où viennent le bien et le mal? Peut-être que les tribus de Néandertal se sont posé la question si tuer était une mauvaise chose. Peut-être que les australopithèques y ont pensé aussi. Peut-être même que les animaux ont une certaine morale innée; après tout, les mères ne mangent pas leurs enfants… non, c’est vrai, elles le font. Une chose est certaine, les grandes réflexions morales articulées sont une affaire d’Humain. Lorsqu’il est question de l’Humain, il faut se sortir de l’Occident pour acquérir la nuance. Après tout, l’Asie et les Amériques se sont développées en parallèle du reste du monde. Jamais l’influence de l’histoire occidentale n’a eu d’impact sur un Japonais de l’époque féodale, par exemple.
D’où viennent le bien et le mal?
C’est là, lorsque nous comparons des civilisations qui ne se sont jamais influencées entre elles, que nous pouvons percevoir ce qui est inné, donc naturel à l’espèce humaine. Et la morale se semble l’être. Du moins, tous ont réfléchi aux droits et à la vertu, souvent dans des formes si différentes de nous qu’il est difficile de les appréhender. Tentez de comprendre l’Hindouisme, vous verrez.
Par contre, à terme, une dichotomie bien contre mal pose problème. Le bien est arbitraire et, lorsqu’il faut entrer dans la nuance dans des cas complexes, la morale prouve ses faiblesses. Face à ce problème, la modernité a répondu la justice. Le juste, voilà un beau concept pour remplacer le bien, car le juste n’est juste que s’il est justifié; le règne de la nuance, en somme. Mais une justification peut valider aisément deux opposés, et un système de justice demeure soumis aux imperfections de l’humain qui l’applique. Il n’y a pas d’issue, que de l’argumentation, et on se dit finalement qu’une pensée binaire, ce n’était pas si pire.