Va voir ailleurs (j’y suis) : Vickie was here (3e et dernière partie)

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D’autres souvenirs Vickie Gendreau. Les derniers. Lorsque l’année 2012 commence, Vickie ne se doute pas que deux évènements majeurs se dessineront pour elle cette année-là: elle va publier son premier livre, qui connaitra un très grand succès, et elle va apprendre qu’elle a un cancer incurable au cerveau. Et pas dans cet ordre. Elle est décédée le 11 mai 2013, après onze mois de maladie.

Le 3 juin 2012, pendant le Marché de la poésie de Montréal, Érika Soucy lance son second recueil, aux Pas Sages, sur Rachel. Un très beau lancement: des lectures de poésie, du théâtre et une performance du rutilant et trifluvien Duo Camaro, le band d’expérimental-spoken word d’Alex Dostie et Pierre Brouillette-Hamelin.

Avant les prestations, je jase avec Vickie. Je ne l’avais jamais vue dans cet état. Elle est à la fois surexcitée et fatiguée, je ne comprends pas tout ce qu’elle me dit, et il est encore tôt. Vickie a de la difficulté à parler, la mâchoire comme engourdie, paralysée. Elle revient d’un voyage de travail en Abitibi qui a semblé éprouvant. (Vickie était danseuse nue, je vous l’ai dit déjà.) C’est notre amie Catherine qui m’a dit plus tard que Vickie n’allait vraiment pas bien à Rouyn-Noranda.

Pour ma part, mon idée ce soir-là est claire: Vickie se gèle la face et a perdu le contrôle. Vous connaissez l’expression «de la moulée à danseuses»? Un indice: ça vient dans un p’tit sac pis ça part à vingt piasses.

Ça m’écœure tellement d’avoir pensé que c’était ça. Parce que j’avais tout faux.

C’est l’heure des lectures. Vickie est vraiment très nerveuse d’aller lire son texte. Elle ne croit pas qu’elle sera capable. «Fais juste lire ton texte, Vickie», que je lui ai dit.

Elle n’a pas pu. Elle bafouillait, trébuchait sur ses mots, les mâchonnait de façon inaudible, ricanait au début, puis s’impatientait, essayait très fort de lire un simple foutu texte sur une feuille, qu’elle tenait à deux mains. Elle n’a pas pu. Elle a interrompu sa lecture. Elle s’est excusée, en essayant de rire, avec quelque chose comme un mélange de détresse et d’un vide indéfinissable dans les yeux. J’avais le cœur brisé.

Plus tard dans la soirée, je suis assis dehors avec Vickie qui fume une cigarette. Elle me dit qu’elle ne comprend pas ce qui lui arrive. J’essaie de dédramatiser. «Ça arrive», que je lui dis sans conviction. Maudit que j’suis pas bon. Je lui demande de voir son texte, qu’elle me montre. Sur la feuille, son écriture est celle d’un droitier qui essaie d’écrire de la main gauche, ou l’inverse, whatever. Ça me frappe. «Vickie, on dirait que t’écris comme une trisomique.» Bravo Dulude pour la phrase qui fait du bien. Mais je pense qu’elle ne l’a pas trop mal pris. À son lancement, l’automne d’après, quand Vickie m’a dédicacé Testament, elle m’a dit: «T’es dans le livre, quand tu me dis que j’écris comme une trisomique.»

Testament

Quelques jours après cette lecture catastrophe, ça ne va pas mieux du tout. Pressée par des amis d’aller à l’hôpital se faire examiner, Vickie en ressort le jour même avec un diagnostic d’une stupéfiante brutalité: tumeur au cerveau. Tumeur en nuage, inopérable. Espérance de vie: quelques mois.

C’était ça qui se tramait chez Vickie. Le cancer. Et pas n’importe lequel. Un vrai salaud.

C’est quoi le rapport? Ça sort d’où, ce cancer-là? C’est quoi le lien que je comprends pas entre la poésie, les bars de danseuses, mon amie de 23 ans pis l’osti de cancer du crisse de cerveau de câlisse?

Un été à recevoir de ses nouvelles par les amis, Catherine, Mathieu, Sophy. On s’est revu en aout 2012, alors qu’on participait au même Cabaret de la pègre à Montréal. Son corps avait légèrement changé. Elle avait une nouvelle coupe de cheveux, because les traitements, que je trouvais très belle. Je lui ai dit. Ça m’a un peu rassuré: elle semblait pas si mal. Pour tout dire, je l’ai trouvée vachement sexy avec ses shorts jaunes et sa petite chemise. Sa lecture était inspirée, avec une touche de théâtre et son texte faisait rire et faisait mal, du grand Vickie Gendreau. Testament était en train de prendre forme à travers la maladie, les traitements, la mort qui approchait et qui a donné à l’écriture de Vickie un élan inouï, urgent.

Le lancement de Testament a eu lieu fin septembre. Foule monstre. Vickie avait l’air épuisée, dédicaçant lentement ses livres, offrant «plein d’amour et de fennecs!» à chacun. Elle avait le corps pas mal plus enflé qu’en aout. Chaque fois que j’allais la revoir, je serais bouleversé de l’observer toujours plus transformée par ses traitements.

«C’est juste une maladie, sauf que je sais que je vais pas guérir.»

Ensuite est venu le OFF-Festival de poésie de Trois-Rivières, en octobre. Elle a lu un texte, nous est rentrée dedans: «Qui es-tu? Qu’es-tu? Je veux me mettre nue pour l’artiste monsieur. Je veux qu’il me voie nue à mon tour. Je peux faire ça me mettre nue. C’est plus long, moins fluide qu’avant mais je peux le faire. Je suis ben bonne là-dedans. The sun is shining everyday sur cette peau tachée. Tachetée. J’ai des vergetures, oui. On dirait que je me suis pogné Wolverine dans les toilettes.»

Elle dormait chez moi. Elle m’avait demandé de la raccompagner du Mot-Dit jusqu’à mon appart après le show. On a marché tous les deux, tranquillement. Je me concentrais sur chaque détail, pour ne jamais rien oublier, comme ce qu’elle m’a dit sur le chemin: «T’sais, c’est juste être malade, comme n’importe quelle maladie. C’est juste plate être malade.» Puis, après un silence: «C’est juste une maladie, sauf que je sais que je vais pas guérir.»

Rideau

Juste avant le temps des Fêtes 2012, j’ai reçu une carte de Noël de toi. Avec un pénis de Noël dessiné dedans, et ton écriture de trisomique. J’ai ri, t’es niaiseuse. T’es tellement juste trop gentille, Vickie. Je t’ai jamais donné de cadeau, moi.

On est allé souper chez Brisebois, à Louiseville, avec Dostie, Mathieu et Sophy, fin décembre ou début janvier. J’étais tellement content de te revoir. Je te regardais cuisiner, patiemment, tes gestes lents et gauches, mais complètement là, ne manquant aucune blague au passage, pendant qu’on niaisait avec les tests de personnalité des vieilles revues Filles d’aujourd’hui que Sophy avait retrouvées. Tu disais que tu voulais publier dix livres, j’étais prêt à te croire. Après le souper, dans le salon, tu t’es bercée juste à côté de moi. J’ai pris ta main.

Je t’ai envoyé des nouveaux poèmes, en mars. Des poèmes blancs, d’hiver. Juste pour que tu les lises. Et tu m’as répondu: «Là, je suis pas contente. L’hiver, c’est pas ton sujet. Pis tu le sais. Fais-moi saigner des yeux comme dans les poèmes pour ton père. Fais-moi violence!» J’entends tellement ta voix quand je relis ça.

Je t’ai répondu: «Le livre qui va sortir au Rodrigol va te faire mouiller des yeux, promis beauté. C’est gluant as fuck.» C’est sorti en juin dernier. T’as manqué ça de peu. Bientôt, j’aimerais faire publier les petits poèmes d’hiver, mais le livre d’après, Vickie, ce sera pour les morts. Promis.

30 avril 2012, 11 heures du matin. L’Espace libre, rue Fullum, est rempli à pleine capacité. On est venu entendre ton nouveau livre, Drama Queens, lu par trois actrices de théâtre, dont Érika. L’atmosphère est chargée. Je suis nerveux de te revoir. La photo de toi sur le programme me prend aux tripes: tu n’es presque plus reconnaissable.

À l’entracte, je t’ai fait la bise, t’ai dit quelques mots, t’ai dit je t’aime. Dernier toucher, dernières paroles. Mais ça ne compte pas vraiment. Ce moment-là ne nous ressemble pas. Ce n’est pas à ce moment de la journée que nous avons été proches pour la dernière fois. Non. La dernière fois où nous avons été proches cette journée-là, toi et moi, c’est quand j’ai entendu les dernières pages de ton livre, insupportablement tristes, d’une beauté inconcevable, qui m’ont secoué de sanglots impossibles; c’est quand je braille de tout mon corps et que je te vois en bas des gradins, dans ta chaise roulante, avec tes cheveux roses et ton diadème, c’est quand j’ai tellement mal d’entendre ton livre et que je ne veux pas qu’il finisse et que je n’entends même plus l’actrice le lire, je t’entends toi, et je te vois, toi, et je sais que c’est la dernière fois.

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