Chronique d’une citoyenne du monde: Le tombeau des civilisations

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Alhassania Khouiyi. Photo: Mathieu Plante

«C’est trop facile quand les guerres sont finies
D’aller gueuler que c’était la dernière
Amis bourgeois vous me faites envie
Vous ne voyez donc point vos cimetières

Tais-toi donc Grand Jacques
Laisse-les donc crier
Laisse-les pleurer de joie
Toi qui ne fus même pas soldat»

(Jacques Brel, Grand Jacques).

Je me suis toujours arrêtée devant cette chanson et ce verset plus précisément. La paix, ce rêve que caresse toute nation en guerre, qu’apporte-t-elle après que les baïonnettes ont détruit épicerie et maisonnette ? Qu’apporte la paix après que les fanfares ont sonné l’heure du départ ? Qu’apporte la paix après que les cœurs lourds ont enterré enfants et amours ?

Ce mois de novembre regorge d’événements écrits avec le sang de braves et de victimes, des événements qui marquent la fin d’une guerre ou la fin d’une colonisation. Le 11 novembre souligne la fin de la Première Guerre mondiale, une calamité qui a duré quatre ans et qui a pris sur son passage dix millions de victimes. Le 6 novembre souligne la marche verte orchestrée par le feu roi Hassan II pour récupérer le Sahara des mains de l’Espagne. Une occupation qui a fragilisé une région, qui a rendu les frères ennemis et les voisins adverses. Le 18 novembre quant à lui, marque la fin de la colonisation française du Maroc. Un protectorat de 44 ans, des décennies où les colonisés combattaient dans des fronts qui ne sont pas les leurs, des décennies qui ont produit orphelins et veuves, amputés et rudes épreuves.

Chaque fois qu’un conflit éclate, il emporte dans ses tripes un fragment du patrimoine humain.

Mais la paix, si ardemment priée, vient à un prix fort élevé. Plus que des dépouilles, la guerre est le tombeau des civilisations. Chaque fois qu’un conflit est déclenché, une partie du patrimoine humain disparait. Un livre par-ci, une toile par-là, et un parchemin à mi-chemin. Chaque fois qu’un canon gronde, qu’une bombe tombe ou qu’un fusil livre sa charge, une partie de l’histoire de l’humanité est effacée. Je ne prétends point me lancer dans une ligne de temps, je laisse cette charmante tâche aux historien.ne.s, je ne fais que constater les miettes de notre patrimoine que l’on ramasse après chaque conflit armé ou pas.

Les assauts de Gengis Khan et de son petit-fils Hulagu, sont les fléaux les plus dévastateurs que le Moyen-Orient ait jamais connus. Des troupes qui n’avaient pour but que de détruire toute forme de civilisation. Ainsi, après la bataille de Bagdad en 1258, ils ont brûlé toutes les bibliothèques et jeté dans l’Euphrate tout ce qui restait. Les survivant.e.s racontaient que l’eau du fleuve était devenue noire sous l’effet de l’encre diluée des livres. Seuls les livres cachés dans la forteresse de Hassan Sabah, le fondateur de l’une des premières sectes religieuses, ont pu échapper au massacre civilisationnel.

«Camarades, ne prenez rien, ceci est la propriété du peuple!» (John Reed, les dix jours qui ébranlèrent le monde, 1917)

La Première Guerre mondiale a marqué la chute de grands empires, et avec eux, la chute de cultures ancestrales. Au crépuscule de l’Empire ottoman, plusieurs tapisseries, porcelaines et pierres précieuses ont disparu, emportant avec elle des siècles de peaufinage de techniques ancestrales. Plusieurs écrivains ont trouvé la mort sur les champs de bataille, et l’art, qui représentait jadis les combats sous un regard d’héroïsme et de bravoure, fait désormais du front une représentation morbide où non seulement les corps, mais les âmes surtout, sont déchiqueté.e.s. Comme si une guerre mondiale n’était pas assez, une deuxième éclate en faisant disparaitre ce qui a pu échapper à la première. Heureusement que Hitler comptait rallier Prague à l’Allemagne, ce qui a pu sauver l’architecture de cette ville où l’air se mélange au souffle de l’histoire.

Lors de la révolution islamique en Iran, toute forme d’art n’a pas seulement été interdite, mais les œuvres ont été détruites, leurs traces effacées et les artistes banni.e.s. Depuis la révolution islamique, le musée d’art contemporain de Téhéran a dû faire le lourd choix de cacher les quelque 1500 œuvres d’artistes occidentaux.ales sous peine que ces dernières soient brûlées. Des Picasso, Miró, Rothko, Pollock, Warhol, Bacon, Twombly, Soulages et bien d’autres gisent en silence dans le sous-sol du musée, ou sont dans les meilleurs cas prêtés à d’autres musées, comme le musée d’art moderne de Paris.

Ainsi, la culture d’un peuple se voit diluée de part et d’autre de l’océan.

Après l’assaut sur l’Iraq et la capture de Saddam Hussein, les châteaux, musées et bibliothèques ont été dénudés de leurs œuvres d’art. Les œuvres ayant le plus de valeur ont été distribuées à des musées un peu partout dans le monde. Ainsi la culture d’un peuple est diluée de part et d’autre de l’océan. Ainsi, un millénaire d’art arabo-islamique, des siècles de croisement entre l’art islamique et l’art occidental, des décennies d’art contemporain, le tout a été réduit à des prêts entre musées ou à des trophées de guerre.

Lorsqu’une guerre ou un conflit est fini, nous pensons aux vies perdues, au sang coulé, mais nous pensons rarement à l’histoire perdue. Je ne conteste en rien que la vie est un droit sacré, mais l’art, la culture, c’est aussi cela qui définit nos sociétés, qui nous rend unique parmi les peuples, et qui nous permet de nous identifier à nos compatriotes. Jouir de la paix ne devrait pas nous faire oublier ceux qui ont fait briller les couleurs de notre belle bleue, ceux qui ont fait raisonner les décibels de l’air ou de ceux qui ont immortalisé des instants dans un poème.


Amine Maalouf, Samarcande, 1988

John Reed, les dix jours qui ébranlèrent le monde, 1917

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