C’est durant l’occupation allemande de la France que Paul Éluard compose le poème Liberté, cri de désespoir, appel à la résistance intellectuelle pour préserver l’intégrité humaine.
Aujourd’hui encore, la liberté est une chose fragile et précieuse. Mais depuis quelque temps, j’éprouve un certain malaise qu’on en appelle à la «liberté d’expression» quand il est question de dénigrer certains individus. Quelle est la limite entre la liberté de parole et la diffamation?
Embarquons dans une DeLorean pour retourner en 2004. J’avais alors quatorze ans et mes principales occupations étaient de penser être la réincarnation du Che et d’écouter CHOI Radio X… Certaines choses changent, d’autres moins. Cela dit, vous vous souviendrez peut-être de ce poste de radio situé à Québec qui était en croisade. Cette année-là, le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) ne comptait pas renouveler le permis de la station. Cette décision était directement liée aux propos déplacés que Jean-François Fillion et André Arthur avaient tenus en ondes.
Le CRTC critiquait le dénigrement, les attaques personnelles et l’acharnement des animateurs à l’encontre de certaines personnes. Dans un article du Devoir datant du 14 juillet 2004, on peut lire:
«Jeff Fillion a comparé un hôpital psychiatrique à un zoo et a suggéré qu’on tue les patients en les gazant. Dans un autre cas, M. Fillion s’en est pris à l’animatrice de MétéoMédia, Sophie Chiasson, à plusieurs reprises en parlant de ses seins et de la grosseur de son cerveau. De son côté, André Arthur a qualifié les étudiants de l’Université Laval en provenance d’Afrique de « fils des pilleurs, des cannibales qui dirigent certains pays du Tiers-Monde ».»
Certaines choses changent, d’autres moins…
À la suite de cela, cette radio de Québec a démarré une campagne (publicitaire) de lutte pour la liberté d’expression dans l’espoir de renouveler sa licence. Les organisateurs inspirés par le discours de Jacques Zylberberg, professeur de philosophie politique à l’Université Laval, devant le conseil du CRTC, ont même eu l’audace de réinterpréter le poème d’Éluard: «Liberté! J’écris ton nom sur toutes les ondes de radio et de télévision. Liberté! J’écris ton nom dans tous mes éditoriaux. Et aucune commission administrative en temps de paix ne doit supprimer le droit de cette liberté.»
Le plus drôle dans tout ça, c’est qu’on pouvait lire sur les autocollants «je crie», au lieu de «j’écris». En même temps, en les écoutant, on peut avoir l’impression qu’ils crient probablement plus souvent qu’ils n’écrivent.
Retournons maintenant vers le futur, qui n’a pas tant changé finalement. Jean-François Fillion et André Arthur sont toujours en ondes et continuent de dire n’importe quoi. Il y a aussi eu récemment les cas Mike Ward et Guy Nantel, qui se battent pour le droit de dénigrer les gens.
D’un autre côté, en les écoutant à la radio, ils ont l’air de crier plus souvent qu’ils écrivent.
La Constitution canadienne protège nos droits et libertés et nous renseigne sur ses limites. Ces lois sont en place pour défendre le droit à l’égalité et à l’épanouissement de chaque individu. Alors, grosso modo, voici ce que nous ne pouvons pas faire:
«[Tenir] des propos offensants ou des images offensantes qui, pris dans leur contexte, risquent d’exposer une personne, un groupe ou une classe de personnes à la haine ou au mépris pour des motifs fondés sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’orientation sexuelle, l’âge ou une déficience physique ou mentale».
Je pense que Mike Ward n’a jamais lu ça de sa vie. Dommage pour lui, ça lui aurait sauvé 35 000$. La liberté d’expression doit servir à critiquer le système en place, ses valeurs, son contenu culturel. On peut critiquer le talent musical de Jérémy Gabriel, mais rire de son handicap est une tout autre histoire.
Dommage pour lui, ça lui aurait sauvé 35 000$.
Vient ensuite Guy Nantel avec sa blague largement inspirée du drame vécu par Alice Paquet. Cette dernière affirme avoir été agressée sexuellement par le député Gerry Sklavounos en 2015. La victime a fait savoir son mécontentement par le biais des médias sociaux. Elle et plusieurs personnalités publiques en ont profité pour critiquer la banalisation des agressions sexuelles et de la culture du viol. L’humoriste québécois s’est quant à lui défendu en affirmant jouer sur le deuxième et le troisième degré.
Encore là, je ne comprends toujours pas comment le second degré peut se cacher derrière des blagues de handicapés ou bien de viol. C’est facile de rire quand nous faisons partie d’une classe socioéconomique plus chanceuse. C’est aussi un manque d’empathie que de dire à des gens qui souffrent: «Voyons, pourquoi tu te fâches, c’est juste des blagues?»
P.S.
Ne mêlez plus Eluard à vos histoires, merci.
«Et par le pouvoir d’un mot
Je recommence ma vie
Je suis né pour te connaître
Pour te nommer
Liberté.»