
Le 27 janvier dernier se déroulait La Nuit des idées 2022. La Galerie R3 et le Département de philosophie et des arts de l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR), en partenariat avec le Consulat Général de France à Québec, ont accueillit La Nuit des idées pour sa 3e édition en Mauricie. Pour sa cinquième édition au Québec, La Nuit des idées revient avec le thème « (Re)construire ensemble », à l’initiative du Consulat général de France à Québec, avec le soutien de partenaires québécois.
Partout dans le monde, sur une période de 24 heures, des événements ont vu le jour. Au Québec, sept villes sont partenaires: Montréal (Galerie de l’UQAM), Trois-Rivières (Galerie R3), Sherbrooke (Théâtre des Petites Lanternes), Québec (Maison de la Littérature), Lévis (Maison natale de Louis Fréchette), Chicoutimi (Le Lobe) et Gaspésie (Vaste et Vague). Cette cinquième édition au Québec, d’abord prévue en présentiel, se réinvente une fois de plus pour se dérouler finalement en deux temps. Tout d’abord, pour une seconde année, La Nuit des idées a été présentée en ligne. Certains événements étaient présentées en direct alors que d’autres étaient préenregistrées et diffusées à l’heure qui leur fut dédiée. Une seconde série aura lieu en présentiel dès mars prochain à Sherbrooke, Chicoutimi et en Gaspésie.
Le thème «(Re)construire ensemble» a été choisi «pour explorer la résilience et la reconstruction des sociétés confrontées à des défis singuliers, les solidarités et les coopérations entre les individus, les groupes et les États, la mobilisation des sociétés civiles et les enjeux de construction et de fabrication et de nos objets» (Nuit des idées). Ce fut l’occasion d’échanger sur les grands enjeux d’un monde marqué par la crise sanitaire, économique et sociale, par les défiances à l’égard du politique et par le repli sur soi. Fanny Latreille-Beaumont, responsable intérimaire de la Galerie R3, s’est tournée sur la notion de travail dans le champ de l’art, une réalité difficilement vécue depuis plusieurs mois au Québec comme partout dans le monde. L’événement a pour titre À L’OUVRAGE ! Engagement et innovation dans les champs créatifs.
Rapports de production des artistes
En première partie, une discussion animée par Fanny Latreille-Beaumont, responsable intérimaire de la Galerie R3, pris place. Elle avait pour titre Engagement : Réflexions sur les rapports de production des artistes en arts visuels et littérature. Laurence D. Dubuc, candidate au doctorat en relations industrielles à l’Université de Montréal (Montréal, Canada), et Aurélien Cantin, auteur de l’essai Notre condition, essai sur le salaire au travail artistique (Paris, France) ont discuté des formes d’engagement artistique qui peuvent se manifester à même les conditions de réalisation des œuvres. D’un côté, Laurence D. Dubuc faisait état de la situation des artistes au Canada, plus particulièrement au Québec. De l’autre, Aurélien Catin faisait état de celle de la France. Au fur et à mesure de la discussion, nous avions des points de comparaison entre un pays et l’autre. Bien qu’au point de vue juridique, la situation des artistes est différentes, un constat est présent des deux côtés : la notion de salaire et de rémunération de l’artiste est à repenser.
«Les confinements successifs nous ont permis de constater l’importance de la culture dans nos sociétés. Cependant, ces productions artistiques s’effectuent souvent dans la précarité de ses acteurs», lit-on dans le communiqué de la programmation de À L’OUVRAGE ! Engagement et innovation dans les champs créatifs. «Au Canada, la PCU (Prestation canadienne d’urgence) a permis à plusieurs artistes d’obtenir une situation économique favorable pour créer dans la dignité. En France, qu’est-ce que le régime de l’intermittence du spectacle peut nous enseigner sur la socialisation du salaire ?», lit-on un peu plus loin. Depuis plusieurs mois, on nous répète sans cesse que la culture a une place essentielle dans nos sociétés. Pourtant, les artistes se trouvent trop souvent dans des situations précaires, et ce problème date bien d’avant le début de la pandémie.
Au Québec, la première loi sur le statut de l’artiste fut en 1987, puis en 1988. Le Regroupement des artistes en arts visuels (RAAV) a, pour sa part, vu le jour en 1993. Bien que le RAAV outille et milite pour les droits des artistes, aucun entente n’a été signée au Québec depuis 1988. La Loi sur le statut professionnel des artistes des arts visuels, des métiers d’art et de la littérature et sur leurs contrats avec les diffuseurs (s-32.01) est plus communément appelée Loi sur le statut de l’artiste. Elle définit l’artiste professionnel.le comme un entrepreneur.e indépendant.e et non comme un.e salarié.e, nous explique la chercheuse, ce qui pose problème. Au fil des années, le RAAV a tout de même réussi à mettre sur pieds des contrats-types avec les diffuseurs, ce qui permets doucement un vent de changement, mais ce n’est pas suffisant. Depuis deux ans, des luttes plus insistantes pour une réforme du statut de l’artiste ont vues le jour, soutient-elle. Un des projets du RAAV serait d’avoir un régime de retraite, mais il n’a pas les outils en place pour y parvenir. Les artistes n’ont ainsi pas les mêmes droits que les salarié.e.s. Laurence D. Dubuc rappelle que les artistes doivent encore aujourd’hui cumuler les emplois, donc cumuler les statuts, et ces emplois sont souvent «para-artistiques». Pendant ce temps, iels ne se consacrent pas à leur art.
En France, il y a deux grandes catégories d’artiste, explique l’auteur Cantin. D’une part, il y a les «artistes-interprètes» (connues souvent comme des technicien.ne.s) et, de l’autre, les «artistes-auteur.es» qui comprend une variété de discipline (plasticien.ne, écrivain.e, céramiste, graphiste, illustrateur.trice, traducteur.trice). D’un point du vue juridique, il est question de la propriété intellectuelle. D’une côté, il y a le travail intellectuel (interprète). De l’autre, le travail créatif (auteur.e). Pour les artistes en arts visuels ou en littérature, par exemple, c’est la notion de droit d’auteur qui prime, ce qui régit ainsi l’exploitation de l’œuvre. Cette juridiction place l’œuvre comme étant l’élément central et non l’individu.e, soit l’artiste. Les artistes français.es demeurent, eux et elles aussi, trop souvent dans des situations précaires. L’auteur rappelle que 50% des artistes français.es vivent en-dessous de 9 000 euros par an, ce qui les placent en-dessous du seuil de la pauvreté.
D’une part, pour contrecarré cette situation précaire, Aurélien Cantin milite pour un «salaire à vie». «Le salaire devient un droit politique», ajoute-t-il. Il serait question d’un salaire à «qualifications personnelles», comme les personnes œuvrant dans la fonction publique y ont droit. D’autre part, au Québec, Laurence D. Dubuc s’implique plutôt pour un «revenu de base» qui serait disponible pour toutes personnes (artistes, artisan.e.s, salarié.e.s, non-salarié.e.s, etc.). L’idée serait de «permettre aux gens, s’ils le veulent, de faire aussi le choix d’une vie plus simple avec moins de consommation» (Laurence D. Dubus), par exemple. «Il faut potentiellement pouvoir faire des recherches qui ne servent à rien», rappelle l’auteur et militant. Il définit cette recherche comme un «travail errance» qui se trouve aux antipodes de la logique des salarié.e.s qui établissent des tâches sous des ordres. Ce «revenu de base» pourrait, entre autre, permettre un espace propice à la création, notion que Virginia Woolf avait déjà développé dans Une chambre à soi (1929).
As though bodies were by love possessed

En second lieu, l’artiste et intervenante sociale (Montréal, Canada) Sarah Chouinard-Poirier a présenté la performance As though bodies were by love possessed. D’abord coprésenté par le Museo Universitario Arte Contemporáneo (MUAC) et le Musée d’art contemporain de Montréal (MAC), en collaboration avec la Fonderie Darling, Los subrogados | Les substituts a été conçu par Véronique Leblanc, commissaire invitée au MAC et Alejandra Labastida, conservatrice adjointe au MUAC, Mexico, avec la complicité des artistes. Cette fois-ci, iel se réappropriera sa performance présentée en 2019 à Mexico (Mexique) où un performeur local s’était substitué à l’artiste.
En prenant ancrage dans son expérience du burnout, «l’artiste questionne la résurgence des notions d’amour, d’immanence et de dévouement qui naturalisent l’exploitation du travail des femmes, des personnes immigrantes, des machines et des nouvelles intelligences dans le travail du soin» lit-on dans le communiqué de la programmation. Il en résulte une expérience sensible où nous sommes confronté.e.s à une situation de burnout, à un.e artiste travailleur.euse en burnout.
Fablabs : tiers-lieux d’une reconstitution du «faire ensemble»
En dernier lieu, Cécile Fonrouge, professeure et directrice de l’institut de recherche sur les PME (UQTR) animait la table ronde Innovation : Tiers-lieux culturels et retournement : vers le faire ensemble ? Marie-Ellen Petiquay et Shawn Awashish, principaux formateurs.trices du fablab autochtone Wacwacte de La Tuque, et Maël Lavenaire, entrepreneur-chercheur de la décolonisation aux Antilles françaises, se sont interrogé.e.s sur les apports innovants d’une approche décoloniale pour le travail créatif de demain. Les fablabs seraient un des lieux innovants pour reconstruire le «faire ensemble». Ces tiers-lieux culturels sont bien de «fabuleux laboratoires» pour penser le travail créatif de demain (Fonrouge, 2018, 2019).
L’exposition Afficher le travail réalisée dans le cadre de La Nuit des idées et en coproduction avec Vidéographe de l’artiste Karine Savard se poursuit jusqu’au 12 février 2022. Un parcours vidéo de l’exposition est disponible ici.