La semaine dernière, le paysage médiatique québécois a été secoué par la parution d’un reportage de La Presse et du 98.5 FM sur les répercussions qu’ont eu les dénonciations de neuf femmes dans le dossier de Julien Lacroix en 2020.
Tandis que le reportage original, publié par le journal Le Devoir, est paru pendant ce qu’on nomme la vague 2.0 du mouvement #MeToo, l’enquête de La Presse et du 98,5 FM est parue environ un mois après que Geneviève Morin, l’ancienne conjointe de Lacroix, publie sur son compte Instagram personnel une publication où, deux ans plus tard, elle explique son malaise face à la tournure des événements. « J’ai envie de parler de l’étiquette de victime qu’on colle sur mon nom et qui me dérange depuis le début. Je ne peux pas le nommer autrement: depuis deux ans, les médias m’invibilisent sous un chiffre. Neuf. » dit-elle en faisant référence au nombre de présumé.e.s victimes qui ont témoigné dans l’article du Devoir. Elle raconte se sentir « plus fragilisée » que jamais et d’avoir l’impression d’avoir été « instrumentalisée » dans ce dossier.
Les journalistes Isabelle Hachey et Marie-Ève Tremblay, qui sont derrière le reportage de la semaine dernière, ont pris la parole dimanche dernier à l’émission Tout le monde en parle pour indiquer que leur enquête cherchait justement à jeter un nouveau regard sur ces événements de dénonciation publiques et à redonner la parole aux femmes. Or, si la façon dont cette enquête a été reçue par le public indique la complexité de ce genre de dossier, il reste que nous pouvons nous questionner sur le rôle joué par les médias en ce qui a trait à l’instrumentalisation des victimes d’agression sexuelle.
À qui revient la faute?
Même si La Presse et le 98,5 FM prétendent le contraire, il reste que leur article semblait jeter la pierre sur Le Devoir. Ce à quoi Brian Myles, directeur du Devoir, a répondu en disant « nous ne comprenons pas pourquoi La Presse et le 98,5 FM ont revisité avec autant d’insistance l’enquête initiale du Devoir si leur but était de témoigner du cheminement personnel de Julien Lacroix et de certaines de ses victimes alléguées. »
Si je ne cherche pas à mettre l’accent sur l’angle maladroit de l’enquête de La Presse qui semble suggérer qu’au fond Lacroix n’a rien fait de mal (ce que fait avec beaucoup de justesse Marilyse Hamelin dans ce texte d’opinion), je cherche plutôt à souligner les potentielles répercussions du travail journalistique d’Hachey et de Tremblay.
Le fameux backlash antiféministe
Ça n’aura pris que quelques jours avant que les commentaires encourageant la culture du viol prennent le dessus sur la toile. Sans parler des chroniqueur.e.s du Journal de Montréal qui ont profité de l’occasion pour tremper leur plume dans le fiel, certains commentaires sous les publications de La Presse étaient d’une violence inouïe. Quelques exemples: « Enfin les féministes vont pouvoir arrêter de faire leur show. », « Ruiner une réputation c’est grave. Anyway…elle était où l’agression là-dedans?? Le gars l’a invité chez lui….fin de l’histoire. Ridicule! » et « J’espère qu’il va les poursuivre. Ils ont scrappé sa vie maintenant c’est à leur tour de payer. »
Quelques mois après que l’arrêt Roe v. Wade ait été annulé, à une époque où des personnages sexistes comme Andrew Tate et autres peuplent les médias sociaux de nos jeunes, quel effet aura ce genre de publication sur les droits de la femme? Et de façon générale, en quoi une telle publication n’aggravera-t-elle pas le peu de crédibilité qui est présentement accordée aux victimes d’agression sexuelle?
Si la publication de La Presse ne trahit pas un manque de rigueur journalistique (selon leurs propres dires), il est tout de même possible de se questionner sur la responsabilité sociale du média. S’il est important d’offrir une voix aux victimes, il est aussi important d’être en mesure d’offrir un discours nuancé et bienveillant qui permet de voir tous les angles de la question. La Presse sous-entend que Le Devoir a instrumentalisé les victimes, mais c’est en fait elle qui s’approprie leurs voix pour faire ressortir un message violent et invalidant. Si la carrière de Julien Lacroix est ruinée, ce n’est pas à cause de la publication du Devoir, mais bien à cause de ses propres actions. Suggérer que les victimes regrettent d’avoir dénoncé parce que cela a eu un effet démesuré, c’est aussi suggérer que l’effet démesuré est la faute des victimes.
Ras-le-bol de cette culture médiatique irresponsable qui instrumentalise des causes réellement importantes pour générer des clics.