Emma Becker est une écrivaine française, surtout connue pour les discussions autour de son troisième roman. La Maison, dépeint son séjour de deux ans dans une maison close de Berlin. Même si les hommes sont ses muses, c’est surtout par amour des femmes qu’elle a voulu s’immerger dans ce milieu et le coucher sur papier. (Entrevue à France Culture) Sa plus récente parution, L’inconduite (2022, Albin Michel), peut toujours être vue à travers le prisme de cette dernière réflexion. C’est un roman parfois drôle, choquant, mais écrit d’une plume habile, personnelle et affirmée, un livre de pure littérature. Difficile de trouver meilleur compliment pour une écrivaine.
Le carcan d’être mère
Le roman débute avec Isidore, le Petit qu’Emma (avatar littéraire de Becker) élève avec le père de celui-ci, Lenny. Si vous attendiez un roman sur la maternité – comme le livre fut parfois malheureusement présenté – passez votre chemin. Bien des choses se passent entre ces pages, mais le récit de la maternité n’en est que le mince préambule.
Certes, Emma veut retrouver sa vie et ses désirs de femme avec la maternité. Mais le roman ne traite du Petit qu’à de rares et minces occasions. Isidore n’est qu’un personnage de fond, alors que le roman met surtout en lumière Emma, ses aventures, ses peines et ses réflexions.
Le fil des hommes
La trame du roman ce sont les hommes qu’Emma côtoie, baise et tente désespérément d’aimer. Car si le sexe occupe une place de choix dans le roman, c’est surtout un idéal romantique qui transparait au fil des pages.
Mais plus que la multiplication des rapports sexuels, c’est le désir que la protagoniste de L’inconduite cherche à analyser. Analyser et non simplement raconter, car le livre est truffé de réflexion sur sa place, son insistance, sa force et son incompréhension pour cette femme.
« En me livrant à cette tâche complexe, éminemment accaparante, qu’est une fellation réussie, je suis prise d’une nausée non organique, une vraie nausée de désamour […] J’ai sucé des contingents entiers de queues de toutes tailles et de toutes formes, mais d’un seul coup c’est comme si ma bouche refusait l’illusion de bonheur que je m’efforce de donner tous les jours, dans ce royaume bâti par moi et dont je ne veux plus. »
L’inconduite, Emma Becker, Albin Michel, 2022. P. 52-53
L’inconduite n’est pas un essai. Il ne s’agit pas non plus d’une banale autofiction où la narratrice/écrivaine décrit ses pérégrinations. Il y a de cela, certainement, et l’on peut lire Emma s’écrire écrire. Mais les enjeux, les personnages, le fond, l’impression du lecteur, sont profondément romanesques. Ainsi, les personnages, les hommes, ne sont pas des excuses pour permettre à l’écrivaine de raconter ses aventures, mais de véritables identités ayant une profondeur littéraire.
L’inconduite?
Quelle est cette inconduite qu’annonce la page couverture? Se vouloir mère et femme à la fois? Ne pas renoncer à ses désirs dans la maternité? Fumer, sniffer un peu, boire, rouler un pétard? Tout cela, Emma le fait et l’assume. Mais cela va bien plus loin que cela, dans la dimension littéraire elle-même. L’inconduite c’est pour une femme de donner une légitimité littéraire à ses désirs, croire et écrire que la femme n’est pas uniquement l’objet des ardeurs lettrées masculines. Mais aussi dépeindre son désir pour les hommes, et les hommes, comme des objets littéraires. L’inconduite, c’est une une femme qui s’écrit, qui veut.
Nul doute que Becker est écrivaine. Et une grande écrivaine.
Vous avez dit style?
Si vous n’êtes toujours pas convaincu, dites-vous aussi que Becker a sa plume bien à elle, son style. Son désir n’est pas que raconté, il est écrit. Et quelle écriture! Car à travers sa plume leste et habile, qui appuit ce qu’il faut sans jamais faire tache, elle rend compréhensible et admirable des réflexions et des comportements qui auraient pu autrement faire détourner le regard. Mais cela est impossible, car ses envolées, toujours de bon goût, nous ramènent au cœur de la voix narratrice.
« Écrire et vivre sont deux choses distinctes. Oui, mais pas quand on écrit comme moi. Pas quand on vit dans la perspective d’écrire. À moins qu’on n’écrive pour donner un sens à cette pitoyable petite existence, et que chaque micro-événement ne soit motif à des centaines de pages. C’est du bluff, ça n’est rien que ça. Ma vie n’est pas intéressante, ça n’est rien qu’une vie parmi des milliards d’autres, la différence, c’est que j’ai la présomption de penser qu’elle mérite d’être racontée. Ma raison d’être sur cette terre se résume tout entière à ce culot. »
L’inconduite, Emma Becker, Albin Michel, 2022. P. 316