Bien des années plus tard, je me rends compte qu’il ne s’agit pas d’un simple besoin naturel: la nourriture nourrit notre âme bien plus qu’elle ne remplit notre ventre. Le souvenir de ce plat sera accroché à ma mémoire à tout jamais.
Il est midi, l’école vient de finir et mon ventre de petite fille gargouille comme un tonnerre qui se prépare à abattre sa foudre. Nous ne pouvons pas aller à la maison, pas encore, il faut aller chercher mon petit frère chez ma grand-mère. C’est un petit arrêt certes, mais un arrêt qui ne faisait qu’alimenter la faim de loup qui me rongeait de l’intérieur, c’est à croire que je commençais à m’auto-digérer.
Arrivées chez ma grand-mère, nous nous empressions de récupérer mon frère, car je devais retourner à l’école à 14h. Nous nous apprêtions à quitter la somptueuse demeure de mes grands-parents, quand soudain, quelque chose de fort et d’hypnotisant me retient. Je n’ai jamais senti une odeur si délicieuse d’une quelconque nourriture. Ce parfum déchu m’ensorcelait comme la voix d’une sirène appelant un marin perdu au beau milieu de l’océan.
Le temps d’un repas chaud, le malheur peut être oublié et demain semble déjà meilleur.
Je n’oublierai jamais cette odeur, alléchante, réconfortante, si difficile à qualifier; il fallait absolument que je reste manger. Hélas ma mère voyait les choses autrement, ce plat que je qualifierais de féérique ne pouvait être prêt avant 14h. L’école ? Au diable l’école, je voulais manger ces poivrons farcis de riz. Et nous sommes repartis, les larmes aux yeux, je pleurais comme un affamé à qui on aurait arraché le premier morceau de pain sec qu’il a pu avoir après des jours de famine. Oui, j’étais à ce point désemparée sans trop comprendre pourquoi. Pourtant un bon repas nous attendait à la maison, mais ce n’était pas ce repas ni cette odeur, c’était juste un repas.
Il m’a fallu attendre une vingtaine d’années plus tard pour comprendre pourquoi la privation de ce plat avait mis la petite fille que j’étais dans tous des états. C’est que la nourriture n’est pas seulement la base de la pyramide de Maslow, c’est un moyen de communication sensoriel où tous les sens convergent pour construire un message clair: c’est bon ou ce ne l’est pas. Le craquement de la couche caramélisée d’une crème brulée, l’odeur du pain qui sort tout juste du four, la couleur profonde d’un pur arabica, la fraicheur d’un poisson ruisselant ou encore le goût bien distingué du wasabi, tant de particularités qui éveillent nos cinq sens pour nous révéler l’extraordinaire du monde.
L’art culinaire nourrit l’âme avant de rassasier le ventre.
Cette unicité, rares sont ceux qui l’ont comprise. Car voyez-vous, dompter l’art culinaire ne se résume pas à maitriser les techniques compliquées pour réussir une profiterole dont l’équilibre ferait pâlir de jalousie le plus doué des architectes. Dompter l’art culinaire, c’est s’efforcer d’éveiller les sens à la splendeur de ce qu’offre la nature, c’est être sensible à l’expression culturelle de la table, c’est vouloir apaiser l’âme avant de rassasier un ventre, c’est tout simplement comprendre la dimension humaine dans la nourriture.
Un des chefs qui ont eu la chance de vivre l’expérience culinaire dans toute sa simplicité et loin des étoiles Michelin est le chef José Andrés. Ce chef hispano-américain a su redonner à la nourriture sa vraie réputation de pansement d’affres. Dans son nouveau livre The True Story of Rebuilding Puerto Rico, One Meal at a Time, écrit à la suite de l’ouragan Maria ayant dévasté Porto Rico en 2017, le chef Andrés raconte comment une centaine de repas par jour se sont transformés en dizaines de milliers, puis en centaines de milliers. Dans une terre frappée par la colère de mère Nature, le chef Andrés et ses collaborateurs ont transformé les produits de cette même nature en réconfort.
Le chef et les bénévoles continuaient à cuisiner et à servir un bon repas chaud à toute personne qui le demandait. Le plus important selon lui, était de cuisiner des plats locaux que les sinistrés connaissent et dans lesquels ils reconnaissent leurs terres.
Il avait d’ailleurs fait la même chose après le séisme de 2010 en Haïti: cuisiner pour les survivants, telle est la vocation qu’il poursuit loin de ses dizaines de restaurants.
Merci, chef Andrés, pour cette belle leçon de vie.
En Haïti, alors qu’il préparait des haricots, il raconte qu’une vieille dame l’avait approché en disant qu’il préparait les haricots de la mauvaise manière. Comme ose-t-elle lui donner une leçon de cuisine, à lui, le chef étoilé? C’est là qu’il a compris que peu importe la technicité du plat, peu importe les ingrédients utilisés, la nourriture est une façon de s’approprier une culture qui permet, pendant les temps difficiles, de se rappeler qui nous sommes.
Notre chef a fait le constat que lors des sinistres, les aides alimentaires envoyées par les gouvernements consistent le plus souvent en des sacs de survie. Il s’agit là d’une nourriture qui ne fait qu’amplifier le sentiment de la catastrophe, alors que ces gens ont besoin de réconfort, d’un lien qui les garde en vie, d’une lueur d’espoir que peut-être demain serait meilleur. Tout ça, on peut le retrouver dans un bol de haricots.
Lorsque le malheur frappe, l’humain s’accroche à la moindre parcelle de la vie qui puisse lui rappeler son être; qu’avant le sinistre il était quelqu’un avec un vécu, une histoire, une culture; lui rappeler qu’il est bien plus qu’un pauvre macchabée. Un plat de chez soi, cuisiné «à la mode de chez nous», permet d’oublier, ne serait-ce que pour le temps d’un repas, le malheur qui nous entoure. Merci, chef Andrés, pour cette belle leçon de vie.