J’ai un meilleur ami de sexe masculin – même si je ne lui reconnais aucun attribut sexuel – et c’est sans doute la seule personne qui me donne envie de croire en l’amitié gars-fille. Chez lui, c’est un peu ma deuxième maison, je suis un fantôme semi-permanent dans son salon qui lui demande de partir du café à intervalle régulier. Et avant ça, c’était à la maison de sa mère, où je lambinais à écouter Le Cinquième élément en buvant de la limonade.
Bref, cette semaine je me retrouvai encore une fois à abuser des ressources limitées de son frigidaire, bien à l’aise dans le divan pendant qu’il testait son dernier achat de matériel de photo. Je cherchais un sujet de chronique autre qu’électoral pour le journal, et il m’a envoyé: «Écris donc sur moi! Sur ton ami dyslexique», avant de retourner à la recherche de l’éclairage idéal.
C’est ce que j’aime de mon meilleur ami. Il mélange les lettres et a de la difficulté à rester assis trop longtemps. Il perd sa concentration s’il fixe sur quelque chose, et il la perd officiellement quand il écoute South Park. Il fera surement encore du skate à 40 ans, et continuera de dire que c’est un art. C’est surement la seule personne de qui je prends des ordres dans la cuisine, et qui a le droit – restreint – de me dire de la fermer. Si on déchire bruyamment une enveloppe, ou s’il y a une scène qui le dégoute dans un film, ça lui fait mal dans les genoux. Il travaille des nuits complètes sur le montage de ses films, plus perfectionniste qu’un chirurgien du cerveau. Et après un souper trop copieux, il se couche sur le plancher de bois franc avec sa coupe de vin, comme s’il déclarait forfait face à un plat de pâtes. C’est ce que j’aime de lui, je disais: il est dyslexique, et il est énormément d’autres choses.
Au secondaire, il devait associer les matières scolaires à des couleurs; les mathématiques en rouge, le français en vert. Il avait toujours une caméra dans les mains, une idée de projet. Aujourd’hui quand il déménage, les boites pour la cuisine sont identifiées en rouge, les boites pour le salon en vert. Il a encore une caméra dans les mains, parfois deux, et douze idées de projets en tête. En secondaire 3, on a refusé son admission au secondaire. Il allait dans le genre d’école où tu perds tout intérêt comme élève au moment où tu arrêtes de jouer au basketball à un niveau compétitif. Alors il a dû aller à l’école aux adultes, pendant que tous, nous préparions nos bals de finissants. Il trainait sa caméra un peu partout. Quand il a eu l’idée de s’inscrire pour un DEC en production télévisuelle, le directeur de l’école aux adultes lui a conseillé d’être plus réaliste et d’aller faire une technique. Il alourdissait le système, il prenait la place d’un autre élève avec du potentiel, il parait.
Au secondaire, il devait associer les matières scolaires à des couleurs; les mathématiques en rouge, le français en vert. Il avait toujours une caméra dans les mains, une idée de projet. Aujourd’hui quand il déménage, les boites pour la cuisine sont identifiées en rouge, les boites pour le salon en vert. Il a encore une caméra dans les mains, parfois deux, et plus de douze idées de projets en tête.
Il l’a écouté, le directeur, et il a été réaliste: il s’est inscrit au DEC en production télévisuelle comme il le désirait. Il l’a obtenu, en terminant son stage à Radio-Canada. Ça n’a pas été facile. Ça n’a jamais été facile en fait, pour mon ami dyslexique. Il est facilement distrait, et il inverse des lettres un peu trop souvent. Il fait surement les jeux de mots les plus surprenants qu’on puisse imaginer, sans s’en rendre compte, ce qui est d’autant plus drôle. Il était jeune quand le système scolaire lui a lâché la main. La métaphore est un peu douce ici, disons que le système l’a plutôt repoussé de toutes ses forces. Il s’est retrouvé à 15 ans sans soutien ni cadre. Alors qu’on se plaignait dans nos écoles secondaires qu’on nous trace un chemin préétabli, il n’avait aucune direction d’affichée sur le sien. Il s’est carrément fait dire qu’il n’avait rien dans la tête par son directeur d’école… mais il n’a jamais lâché sa caméra. Ni cessé de croire en ses projets. Et en ce sens-là, il est beaucoup plus concentré que bien des étudiants comme moi qui peinent à se motiver à terminer un travail de session dont on nous a expliqué la démarche en détail trois fois. Quand je vois aller mon meilleur ami, j’ai l’impression que la vie forme beaucoup mieux que l’Université.
Un matin cette semaine, je suis tombée sur un ami de mon père au restaurant. Il déjeunait avec une belle madame toute pétillante, c’était son amie de jeunesse. Maintenant les deux à la retraite, ils se remémoraient des souvenirs ; les soirées arrosées, leurs premières amours et de leurs parents respectifs qu’ils connaissaient mutuellement, toujours en riant des déboires de l’un et de l’autre. Je me suis dis qu’on aura certainement l’air de ça dans 40 ans, mon ami dyslexique pis moi. Je vais rire de lui encore, c’est certain. Il me dira d’arrêter de chialer deux minutes. Et je vais le laisser faire, parce qu’en quelque part, c’est lui le plus brillant de nous deux.
ce que j’aime de ce texte , c’est ce qu’il y a entre les lignes, cette affection qui est partout présente, jamais appuyée; un beau texte sur une belle personne.