Il existe un regard féminin au cinéma, bien qu’il soit rare. Le film Portrait de la jeune fille en feu (2019) de Céline Sciamma nous l’a démontré. Qu’en est-il des arts? Existe-il? Si oui, sous quels critères peut-on analyser les oeuvres d’art?
Avant d’observer certaines oeuvres d’art d’un point de vue rétrospectif en prenant en compte la grille d’analyse du regard féminin, définissons ce qu’est le female gaze en se basant sur un essai d’Iris Brey.
[Avertissement: Certaines images graphiques de corps sanglants vers le bas de l’article pourraient troubler certaines personnes.]
Le regard féminin. Une révolution à l’écran
En 2020, l’autrice française Iris Brey publie Le regard féminin. Une révolution à l’écran aux éditions de l’Olivier. Dans cet essai, elle théorise le regard féminin, aussi appelé le female gaze, qui est une façon de filmer les femmes non pas en tant qu’objets, mais en tant que sujets. Il s’agit d’«un regard qui nous fait ressentir l’expérience d’un corps féminin à l’écran» (p. 9). Alors qu’en 1975 Laura Mulvey théorise et critique le male gaze, ou regard masculin, au cinéma, Irey Brey se concentre sur les œuvres qui génèrent un regard féminin. Bien qu’elle critique aussi le male gaze, elle s’inscrit dans une critique positive par la revalorisation du féminin.
Contexte de publication
Le mouvement #metoo a certainement inspiré la rédaction de cet essai, mais le regard féminin existe depuis bien longtemps à l’écran. Alice Guy, qui utilise le gros plan dans Madame a des envies en 1906, serait la pionnière de ce regard. Il n’est pas nouveau, mais «son impact n’avait pas encore été théorisé» (p. 10), écrit-elle. Elle souhaite «remettre les femmes au coeur de notre histoire cinématographique», affirme-t-elle lors d’une entrevue dans ELLE. Nous vivons dans «une époque queer, fluide et trans» (p. 13), mais cela n’invalide pas pour autant le corps féminin et c’est pourquoi l’ignorer serait l’invisibiliser.
Female gaze: approches méthodologiques et cadre de recherche
Sa théorisation se base sur une approche phénoménologique et féministe. L’importance du corps au cinéma a souvent été ignorée, mais la pensée philosophique phénoménologique de Merleau-Ponty dans les années 1990 et 2000 a changé la donne. En ce sens, Iris Brey prend en compte l’expérience vécue entre le spectateur ou la spectatrice et le corps féminin à l’écran, mais aussi la «corporéité du spectateur ou de la spectatrice ainsi que la corporéité de l’image» (Sobchack, cité dans Brey, p. 40).
Son corpus réunit des œuvres cinématographiques, des séries et des œuvres plus confidentielles. Madame a des envies (1907) d’Alice Guy, Belle de jour (1967) de Luis Buñuel, La leçon de piano (1993) de Jane Campion, Titanic (1997) de James Cameron, Portrait de la jeune fille en feu (2019) de Céline Sciamma et la série lesbienne The L Word (2004) d’Ilene Chaiken en sont des exemples.
D’un point de vue analytique, elle fait ressortir les éléments formels qui génèrent l’expérience féminine à l’écran, mais aussi les éléments qui produisent parfois un male gaze, et ce, au sein d’une même œuvre. À l’aide d’œuvres cinématographiques, Iris Brey définit ce qui caractérise le regard féminin. Le corps, par exemple, doit être envisagé en tant que sujet et non en tant qu’objet.
Female gaze: caractéristiques
Tout d’abord, il est important de mentionner que le regard féminin n’est pas lié au genre de la réalisatrice ou du réalisateur, mais qu’il peut être généré par toute personne, peu importe son identité de genre. De plus, il ne faut pas confondre «portrait de femme» et female gaze. Une femme peut être représentée à l’écran, mais sous un male gaze.
Le female gaze requiert des paramètres formels précis et, surtout, il doit «questionner le système patriarcal» (p. 78). Du point de vue narratif, il faut que «le personnage féminin s’identifie en tant que femme» (1), «l’histoire soit racontée de son point de vue» (2) et «son histoire doit remettre en question l’ordre patriarcal» (3) (p. 77).
Du point de vue formel, il faut que «grâce à sa mise en scène le spectateur ou la spectatrice ressente l’expérience féminine» (1), «si les corps sont érotisés, le geste doit être conscientisé» (2) et «le plaisir des spectateurs ou spectatrices ne découlent pas d’une pulsion scopique» (3) (p. 77), mais haptique. Pour y arriver, voici quelques procédés techniques : l’adresse directe à la caméra, la voix off, la caméra subjective, des rêves et des visions, le gros plan.
Selon Iris Brey, le female gaze peut nous aider à voir et à regarder en dehors du modèle dominant. Il s’agit d’une manière bien précise de penser, mais aussi de filmer, de créer.
Female gaze: et les arts?
Le regard féminin existe certes en arts, mais les mots «art» et «regard féminin» n’ont pas si souvent été rapprochés l’un de l’autre. Des théories existent sur les «femmes artistes» ou sur «l’art féministe», mais toujours du point de vue de la créatrice. Pourtant, une nouvelle grammaire semble naître. Les œuvres d’art, réalisées par des créatrices ou créateurs, peuvent-elles générer un regard féminin?
Cette question, comme l’aborde Iris Brey au cinéma, se penche ainsi du point de vue des récepteurs et réceptrices. Quels sont les structures à mettre en place pour y arriver? Quelles oeuvres d’art génèrent un regard féminin? Peut-on les analyser selon les mêmes critères? Afin d’y réfléchir, analysons – de manière sommaire – quelques oeuvres qui contiennent des représentations de corps féminins selon des corps thématiques.
Artemisia Gentileschi: le corps-violent
Le sujet biblique de Judith a été représenté de nombreuses fois en peinture. Ceci dit, l’oeuvre Judith décapitant Holopherne «est probablement la plus connue de ces versions, et serait considérée par plusieurs comme l’une des plus violentes représentations de ce sujet biblique dans toute l’histoire de l’art» (Ratelle-Montemiglio, 2013). L’artiste peint la scène où Judith, avec l’aide de sa servante, enfonce l’épée dans le cou d’Holopherne. Contrairement aux représentations habituelles, le corps féminin n’est pas représenté dans la douceur. Il est question d’un corps-violent de femme qui est mis en scène.
Rebecca Belmore: le corps-cicatrice
L’oeuvre Fringe de Rebecca Belmore nous fait ressentir l’expérience d’un corps féminin souffrant, blessé. Le corps est présenté de dos, allongé, où il n’est pas possible d’identifier la personne. Une cicatrice recouvre le dos, elle est composée d’une couture tressée de perles. Fringe met en scène un corps-cicatrice, le corps est marqué d’une cicatrice qui rappelle la blessure, voire les blessures, des femmes autochtones. Cette oeuvre est aussi un geste de résilience puisqu’elle présente un corps qui reprend action de ses blessures et de ses représentations, puis nous offre un autre point de vue. En tant que spectateur.trice, nous sommes confrontéEs à cette cicatrice. Nous ne pouvons plus fermer les yeux.
Mayan Toledano: le corps-observant
L’oeuvre photographique de Mayan Toledano présente un corps-observant, c’est-à-dire un corps féminin qui observe. À l’aide d’un miroir, un sexe – qu’on devine féminin – est évoqué. Il est représenté sous un sous-vêtement de couleur rose avec un dessin de fleur. Nous avons ainsi accès au corps physique, mais aussi au corps reflété dans le miroir. Nous avons ainsi accès au même point de vue que le corps qui s’observe.
Pour conclure, les oeuvres de Artemisia Gentileschi, Rebecca Belmore et Mayan Toledano nous présentent des corps féminins. En tant que spectateur ou spectatrice, nous pouvons ressentir l’expérience féminine, et ce, selon différents points de vue : un corps-violent, un corps-cicatrice, un corps-observant. On peut d’ailleurs imaginer un corps-artéfact. Même si le corps n’est pas directement montré, mais plutôt évoqué par un objet, il peut refléter une expérience féminine. Bien sûr, les oeuvres présentées sont analysées de manière sommaire et sous l’angle d’un regard féminin, mais il me semble qu’il y a là quelque chose à creuser.