
Le titre de cette chronique offre une multitude d’interprétations, mais rassurez-vous, ce texte n’est pas dédié à la populaire téléréalité La Voix, immobilisant le dimanche soir une majorité de familles québécoises devant leur écran pour admirer à la fois l’animation «spontanée» de Charles Lafortune et les performances de cordes vocales.
C’est une tout autre voix que je mettrai en lumière, une voix qui se déplie en une mélodie beaucoup plus marquante que la gloire éphémère du dernier gagnant de la téléréalité musicale. C’est la voix désinvolte qui traverse le récit Et au pire, on se mariera de Sophie Bienvenue dont il sera question, une voix à laquelle on s’accroche et qu’on lit sans pouvoir s’arrêter.
La voix d’Aïcha
Et au pire, on se mariera se résume à un flot de mots prononcés par Aïcha, une jeune fille de 13 ans qui s’adresse à une destinatrice floue, prenant la forme d’une travailleuse sociale ou d’une psychologue. On s’imagine une petite fille ennuyée de parler et aux allures rebelles assise dans un bureau cloisonné. Entre ces quatre murs raisonne un témoignage rempli d’espoir et de naïveté.
La protagoniste est obligée de parler. Elle déblatère donc en un souffle les fragments de sa vie: ses soirées cinéma un peu trop collées avec son ancien beau-père algérien, sa relation conflictuelle avec sa mère, ses conversations douteuses avec deux prostitués travestis du Centre-Sud de Montréal et ses moments de tristesse: «J’ai pleuré un peu. Pas pleuré «pleuré», là. Pleuré juste un peu. D’émotion genre.»
La voix passionnelle
Mais la voix d’Aïcha se fragilise et s’envenime lorsqu’il est question de Baz, « l’homme-de-sa-vie-un-peu-trop-vieux-pour-elle », l’homme pour qui elle a fait une liste de raisons de l’aimer. Baz le sauveur; le seul qui la rend heureuse après le départ de son beau-père.
C’est une voix amoureuse qui est mise en scène par Sophie Bienvenu, une voix passionnelle qui se déchire devant son amour impossible. Baz n’est qu’un bon samaritain qui a voulu aider une petite fille qui en arrache: il l’héberge de temps à autre, lui fait découvrir le tartare et la guitare. Aïcha est une petite sœur pour lui: sa naïveté le fait sourire, ses réflexions désinvoltes animent son quotidien.
Mais, tous ces signes de générosité sont interprétés par la naïve Aïcha comme des signaux d’amour auxquels elle se pend. Dans sa petite tête frivole, elle s’imagine l’unique élue: «Et au pire, on se mariera», dit-elle. Mais, tout bascule lorsqu’une vraie femme prend la place qu’elle désire tant. La voix amoureuse se brise et renverse dans la révolte, la jalousie abusive, l’incompréhension. C’est une voix folle qui devient le moteur du récit.
La voix folle
Le monologue d’Aïcha prend maintenant la forme d’un interrogatoire. Sa voix semble raisonner dans un bureau de police: «Je t’ai dit, au début, que j’allais te dire tout ce que tu veux parce que je sais que c’est ça que ça prend pour qu’on me foute la paix après tout ça.» Si Aïcha livre sa vie et ses tourments, c’est parce qu’elle a été victime ou responsable d’une tragédie. Au fil des pages, l’on découvre que le cœur brisé d’une petite fille côtoie de près la folie meurtrière…
Le discours d’Aïcha est ponctué de cachoteries et d’illusions qui finissent par disparaitre. La narratrice affirme une chose, pour ensuite dire son contraire. Elle se sent souvent attaquée par sa destinatrice et tente en vain de se justifier: «Wow. C’est rendu que tu me coupes pis que tu supposes des affaires, ça va pas bien! Si je te dis que je me souviens plus, c’est que je me souviens plus, tu me prends pour une menteuse ou quoi?»
Aïcha a une mémoire sélective et s’invente des mensonges auxquels elle croit elle-même. Mais, les masques finissent par tomber. Sophie Bienvenu tisse une intrigue aussi enlevante que les meilleurs romans policiers. L’on ne peut faire autrement que de se pendre au bout des lèvres de son personnage, qui prend toujours un chemin difficile pour dévoiler sa vérité.
La voie de Sophie Bienvenu
Sophie Bienvenu n’aura pas fini de nous étonner: après son roman Et au pire, on se mariera, finaliste au Prix littéraire des collégiens en 2013, l’écrivaine signe un second récit Chercher Sam (Le Cheval d’aout, 2014)- tout aussi percutant. Cette fois, elle met en scène un antihéros, un itinérant dans la vingtaine.
Sophie Bienvenue réussit à animer avec brio la voix des rejetés, comme cette petite Aïcha en quête désespérée d’amour, qui prend finalement les traits d’une jeune meurtrière. L’écrivaine met en lumière ceux que l’on n’écoute pas : «La misère ordinaire m’a toujours attirée, celle des incompris, des malaimés, et j’écris pour leur donner une voix», dit l’écrivaine lors d’une entrevue pour Le Devoir.
Créer des voix écorchées est certainement l’une des grandes forces de Sophie Bienvenue. Inutile de vous dire qu’elle s’est frayé une voie dans le monde littéraire québécois, et qu’il convient – pour notre plus grand plaisir – de la suivre de près.
Et au pire, on se mariera
Sophie Bienvenue
La Mèche, Montréal, 2011, 160 pages
Nouvelle édition : avril 2015
15,95 $
****1/2 (sur 5)