Au commencement, il y avait la parole. Par l’oralité, le quotidien prenait sens, image et vie sous les mots d’une personne bavarde dotée du don de l’éloquence. Bien assis dans une chaise berçante autour de la table de cuisine ou emmitouflé dans une couverture autour d’un feu de camp, cet orateur, voire ce conteur, tricotait ses histoires à même le matériel que sont les mots, puis il les soufflait comme le vent. De fil en aiguille, les histoires de diables, de feux-follets et de loups-garous puisées au fin fond d’un camp de bûcheron ou d’une église se tissaient, captivant du coup un auditoire rassemblé autour de lui pour l’écouter et pour seulement passer le temps. C’était ça la soirée.
Pas de Nintendo ou de Xbox ou de télévision, qu’une personne et des mots, tout simplement. Et des histoires, des fabulations, des contes, il y en a eu. Et heureusement, il y en a encore.
Attention lecteur, dans le paragraphe qui suit, je vais faire mon professeur et amorcer une petite leçon d’histoire et de littérature sur le conte. Libre à vous de passer au paragraphe suivant. C’est à votre guise. Alors, la voici cette petite leçon :
Pour diffuser la littérature canadienne-française dans les années 1800, l’impression se perfectionnant, les journaux ont joué un rôle de premier plan. Les histoires se racontaient sous forme de roman-feuilleton. Ces romans étaient véhiculés dans les journaux où une page leur était réservée. Les lecteurs avaient alors accès à une histoire qui se perpétuait de semaine en semaine. Devant ce besoin de raconter des histoires, deux moteurs de diffusions sont nés, et cette fois-ci sous forme de revues, Le foyer canadien et Les soirées canadiennes. Toutefois, que faire de tous ces diables, ces feux-follets et ces loups-garous qui se transmettaient de génération en génération par le fil de l’oralité? Le romancier Charles Nodier avait réponse à cette question: «Hâtons-nous de raconter les délicieuses histoires du peuple avant qu’il les ait oubliées». Ces mots furent la devise de la revue Les soirées canadiennes, et du même coup sa mission, c’est-à-dire de faire mémoire des contes populaires québécois.
Vendredi soir dernier, dans un vieux manoir de la Nouvelle-France, Plamondon gossait sur le coin d’une vieille table en bois une clé, une seule, pour perpétuer le désir de voir clair dans l’obscurité du vide.
Grâce à ce désir de faire mémoire, les contes populaires se racontent encore aujourd’hui. Ils ont été fixés, figés à l’écrit, de sorte qu’ils appartiennent maintenant à la tradition, et peuvent donc être transmis au fil des générations. Dans notre ère de l’éphémère, de l’instantanéité, certaines personnes prennent encore le temps de recréer ces soirées autour du feu, ces soirs d’hiver où il n’y a rien d’autre à faire que de se raconter des histoires de canot volant, de pactes avec le diable, de vendre son âme, etc.
C’est d’ailleurs ce que le Manoir Boucher de Niverville reproduit avec sa soirée Les vendredis du conte. Tout l’automne, quelques conteurs se donnent en spectacle au deuxième étage de ce lieu historique. Ce vendredi 24 octobre dernier, c’était au tour d’un conteur originaire de la ville de Québec nommé Maxime Plamondon de raconter son imaginaire.
Au Québec, on dirait qu’on n’y échappe pas. Le diable semble toujours omniprésent dans les contes populaires, autant au sein du conte traditionnel que néo-traditionnel. Plamondon en a fait la preuve vendredi dernier. Le personnage principal de son conte était la fille de Satan roi des enfers. Autour d’elle gravitait une histoire de corruption entremêlée à la politique québécoise actuelle. Par exemple, dans son histoire, la Commission Charbonneau a été débaptisée et renommée la Commission du charbon. Malgré une thématique plutôt facile en ce scandale de la construction, le conteur a su tout de même manœuvrer dans les dédales du conte traditionnel pour l’actualiser, notamment lorsqu’il a repris le mythique canot volant de la chasse-galerie pour le remplacer par un bus volant. Tout de même ingénieux, mais, encore une fois, facile du point de vue de la construction narrative.
Toutefois, ce n’est pas ce qui m’a le plus marqué. Non, c’est quelque chose de plus diabolique encore.
Lors de son spectacle, il a dit une chose ce Plamondon. Il a dit : «Aujourd’hui, est-ce qu’il y a quelqu’un qui a encore peur du diable?». De toute évidence, non. Personne n’a peur du diable aujourd’hui. Et pourtant… Les colons, eux, avaient peur du diable. Les jésuites dans leurs relations (correspondances entretenues entre les jésuites en Nouvelle-France et leurs supérieurs à Paris) ne cessent d’attribuer les malchances et les défis qui les attendent à l’œuvre de Lucifer. Pire encore: ma grand-mère avait peur du diable quand elle était petite. Mais tout ça, ce monde traditionnel, a basculé en 1960. C’est là qu’ont chutées les murailles de la religion, les œillères que le peuple québécois s’étaient mises sur les yeux pour survivre, pour perdurer et procréer la francophonie dans la mer anglophone de l’Amérique. En un clin d’œil, pouf, ces murailles ont tombées, se sont effondrées.
Et si le Diable n’avait jamais cessé son œuvre ? Et si c’était plutôt nous qui manquions de clés pour le décrypter ? Le vide, ce trou noir qui habite l’ère actuelle, nous empêcherait-il d’apercevoir toute l’étendue du mal ? Vendredi soir dernier, dans un vieux manoir de la Nouvelle-France, Plamondon gossait sur le coin d’une vieille table en bois une clé, une seule, pour perpétuer le désir de voir clair dans l’obscurité du vide.