Au début, tu es là, naïve, dans le coin, et tout est paisible. Tu approches tes doigts près du clavier, et tout se met à trembler. Tu les déposes, tu plaques les premières notes, et tout bascule. Tu changes d’accord, et tout s’accélère. Tu te frustres, tu t’approches du micro, tu avances tes lèvres, et tout s’étourdit. Tu prononces la première syllabe, les premiers mots, les premières paroles, et tout se transforme en musique. Et je suis ailleurs: tout est statique, mais à la fois tout autour de moi est chaos.
C’est ce que j’ai ressenti au moment où David Giguère, jeudi le 20 novembre dernier, nous a fait cadeau de ta voix, Camille Poliquin. Giguère s’est assis au bout de son banc et il a fait comme nous, le public. Il t’a regardée chanter. Chanter autre chose, chanter une chose en anglais. Une chose qui ne t’appartenait pas, mais qui te ressemblait, une chose que tu as transformée, que tu t’es appropriée, que tu as incarnée non pas dans tes mots, mais dans ta voix, dans ton corps, dans tes yeux et dans ta musique surtout. Tu étais, pour un instant, la chanson. Comme il l’a dit en te présentant, tu étais le cadeau de la soirée. Mais c’était en anglais…
Ces moments privilégiés, vécus lors d’un spectacle, sont rarissimes, mais ils viennent se nicher quelques fois au fond de la mémoire et on s’en souvient parce qu’à ce moment, on se sent vivre librement. On se sent véritablement en vie. Les limites tombent et on pénètre dans l’immobilisme, comme si le monde arrêtait de tourner et qu’il n’y avait que ta voix, que ton son, à toi, chanteur, chanteuse du moment. Paradoxalement, on oublie la vie dans ces moments-là, on perd la conscience du monde en passant dans un univers tangent et imaginaire. C’est peut-être ça la catharsis d’Aristote, la catharsis des temps modernes où la purgation de l’émotion n’est plus l’ombilic d’une théorie philosophique, mais la résultante d’un moment épiphanique de l’acte spectaculaire.
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J’ai une chanson dans la tête depuis longtemps, plus précisément, depuis un an environ. Elle n’arrête pas de tourner en boucle, ça en vient réellement fatiguant, mais peu importe ce que je fais, elle ne sort pas. Et ce qui est terrible, c’est le fait qu’à la longue, j’y prends presque goût. En fait, je dirais même que j’y prends goût. Elle s’est installée doucement, amèrement. Les vers se sont logés à mon insu dans ma conscience, et, au final, ils y sont toujours.
Voici comment cette musique est venue par se fondre en moi.
Lorsque j’étais journaliste pour le Zone Campus, j’avais la chance de rencontrer des artistes afin de les interviewer. Ce jour-là, je rencontrais David Portelance, celui qui a composé la magnifique chanson «Tenir debout». Pour ceux qui ne la connaissent pas, mais qui ont peut-être écouté le gala de l’ADISQ, cette chanson a été jouée en hommage à Claude Robinson. (Cette chanson a aussi habité mes journées et mes nuits pendant plusieurs semaines, elle y est toujours, peut-être, jonchée entre quelques plantes asséchées éparpillées dans mes pensées, ne me laissant qu’avec ses traces.)
Bref, retournons à nos moutons. J’interviewais innocemment Portelance au café Morgane coin Des Forges et Royale au centre-ville et dans le milieu de l’entrevue, Fred Pellerin se pointe le bout de la face dans la place.
Je sais ce que vous dites: «ce que tu me racontes là, c’est un potin d’artiste». Et moi je vous réponds: «je sais, mais suivez quand même. Je n’ai pas l’habitude de faire ça, mais je le fais cette fois-ci seulement».
Alors, Fred Pellerin arrive et voit son bon ami Porto, comme il l’appelle. Assis dans un fauteuil, je suis aux premières loges de leur discussion. Fred invite Porto pour souper, Porto ne peut pas. Fred insiste, sa femme va faire à manger dit-il, Porto ne peut toujours pas. Changement de sujet: le nouveau disque de Fred, notamment sur le contenu du disque. Nous sommes un an avant la parution de l’album et je me fais énumérer dans la face le titre des pièces qui s’y retrouveront. Quand même! Dessus, Le grand cerf-volant de Gilles Vigneault.
Je vous dis à vous deux, M. Vigneault et M. Pellerin, peut-être un jour remonterons-nous sur ce grand cerf-volant pour y faire voler nos enfants. Permettons-nous au moins d’y rêver, collectivement.
Le nouvel album de Fred est sorti la semaine dernière, depuis je l’ai écouté en boucle plusieurs fois. À mon avis, ce n’est pas son meilleur album du point de vue musical, mais son meilleur sur le plan du contenu. Il décrit avec justesse l’urgence de vivre qui habite la société québécoise qui se retrouve devant plusieurs choix: éducation, garderie, santé, économie, etc. Il parle avec une voix de sagesse, avec une parole emplie d’imaginaire, d’imaginations et de rêves. Enfin, il nous est permis de rêver, d’espérer l’idéal et d’avoir une pensée idéaliste. Fred insiste pour que nous orientions collectivement nos choix en fonction du plein que nous assure la vie et non en fonction du vide que nous recrache l’argent.
Je vous dis à vous deux, M. Vigneault et M. Pellerin, peut-être un jour remonterons-nous sur ce grand cerf-volant pour y faire voler nos enfants. Permettons-nous au moins d’y rêver, collectivement.