À chaque fois que ça arrive, je ressens une sorte de malaise. Un malaise humanitaire. La nouvelle envahit l’espace médiatique et on ne parle que de ça, de cet évènement terrible, épouvantable, tragique, horrifique, insoutenable. Comme si on voulait remonter le temps et l’empêcher, mais on sait trop l’impossibilité de ce retour. Alors, on se résigne et on tente de comprendre l’incompréhensible, accepter l’inacceptable. Se résoudre à se taire par le truchement de la cacophonie médiatique environnante, par le trop-plein d’opinions, comme un vide de la parole.
Je suis probablement empli d’une naïveté, mais en parler autrement pourrait peut-être changer les choses, mettre le doigt sur le bobo par un appareillage tout autre que la nouvelle journalistique. Selon moi, la fiction possède une responsabilité que les autres médiums n’ont pas, un devoir de montrer l’envers de la chose, d’en parler pour mieux voir et comprendre.
Qu’a-t-elle à dire sur un tel sujet, la fiction?
En 2010, à la sortie de son film Incendies, le réalisateur bécancourois, originaire plus précisément de Gentilly, Denis Villeneuve aborde la question de responsabilité, une sorte de contrat social obligeant l’auteur, le créateur de fiction à engendrer un dialogue avec l’Autre. Toutefois, le pacte de Villeneuve ne s’arrête pas seulement au simple dialogue. «Ma responsabilité était d’être capable de transmettre une souffrance que d’autres avaient vécue», dit-il. Serait-ce ça, la responsabilité de la fiction, c’est-à-dire de transmettre l’émotion, de peser exactement là où le bât blesse, sans censure? La fiction comme histoire de ce qui ne se voit pas, de ce qui ne se dit pas, mais de ce qui se vit tout simplement. Une histoire de l’anti-parole, une histoire de ce qui ne se crie pas à haute voix, mais qui se chuchote, qui se faufile tout de même, sans bruit, dans l’espace public. Faire apparaître la part invisible du refoulé social.
L’auteur québécois Robert Lalonde abonde dans le même sens. L’importance de la fiction et l’engagement du créateur, notion empruntée au sociologue français Jean-Paul Sartre, sont au centre de ses préoccupations. «La fiction, j’y reviens, j’y reviendrai toujours. Parce que j’ai besoin d’écrire en ne sachant pas ce qui va surgir. Un peu comme si, en suivant les traces d’un personnage, en découvrant son histoire, j’apercevais mieux le réel, c’est-à-dire le mystère d’être», mentionne-t-il dans une entrevue accordée à la revue littéraire Lettres québécoises en 2008. Par l’Autre, en retraçant son histoire fictive, l’auteur aperçoit davantage son réel à lui, sa réalité sociale, mais aussi celle d’une société. Par le récit, on peut se voir et se comprendre, mais aussi se lier à l’Autre, avec qui nous, l’humain, sommes toujours en relation, qu’on l’appréhende ou non.
La responsabilité de la parole fictionnelle
Délaissée depuis quelque temps, cette notion de responsabilité semble vouloir resurgir, renaître de la nuit dans laquelle elle s’était enfouie. Pas plus tard que le week-end du 10-11 janvier 2015, on peut lire une entrevue de l’écrivain fortement médiatisé Alain Farah dans le quotidien La Presse sur la responsabilité de l’écrivain. Allant dans le même sens que Villeneuve, Sartre et Lalonde, Farah dénote le devoir social de tout créateur. Voyant dans la publication du roman Soumission (roman d’anticipation qui prédit que la France sera un État islamique dans sept ans)de l’auteur français Michel Houellebecq un acte délétère, il réitère la résonance de la parole fictionnelle dans la sphère sociale, et par conséquent son impact sur la société. «La responsabilité de l’écrivain, c’est justement de parler des choses qui ne peuvent pas être dites par des gens qui sont régis par des codes de déontologie. Le jour où les écrivains auront un code de déontologie, on sera dans des régimes totalitaires, sous la censure, redevenus des hommes de lettres soumis à la cour», affirme-t-il. «C’est précisément pour ça qu’il est nécessaire et urgent qu’il y ait des écrivains qui soient présents dans le débat public.»
La fiction comme histoire de ce qui ne se voit pas, de ce qui ne se dit pas, mais de ce qui se vit tout simplement. Une histoire de l’anti-parole, une histoire de ce qui ne se crie pas à haute voix, mais qui se chuchote, qui se faufile tout de même, sans bruit, dans l’espace public.
L’écrivain qu’on le veule ou non, détient un rôle social.
Je ne suis pas un Denis Villeneuve, un Robert Lalonde ou encore un Alain Farah. Toutefois, en tant que lecteur assidu et tenancier de cette chronique, je superpose ma voix à la leur. Le délaissement de la fiction dans nos sociétés contemporaines m’apeure puisque son rôle est nécessaire. Ce besoin de se raconter, de se dire autrement est non seulement essentiel à l’humain, il est le propre de l’homme. Et je crois sincèrement que par cette fiction nous pourrons collectivement comprendre, un jour ou l’autre, le grand désordre de vivre, l’infinie complexité de l’être. Ou du moins, si on n’atteint pas la compréhension utopique, pourrons-nous vivre avec l’Autre sans nous perdre nous-mêmes dans les dédales de la violence, de la rancune et surtout de l’ignorance.