La FémiNazgûl : Femmes invisibles et test de Bechdel

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En imaginaire, la parité est-elle imaginable? Dans ma première chronique, j’évoquais brièvement la sous-représentation des femmes dans la fiction, que ce soit au niveau de la création des œuvres, de leur réception par les publics, ou des personnages mis en scène. C’est sur cette dernière catégorie que je vais me pencher aujourd’hui, en les passant au prisme du désormais célèbre test de Bechdel.

Celui-ci consiste à soumettre une œuvre de fiction à trois questions successives :

  1. L’œuvre comporte-t-elle au moins deux femmes?
  2. Les femmes parlent-elles entre elles au cours de l’histoire?
  3. Parlent-elles d’autre chose que d’un homme?

Certains critères ont été affinés ou modifiés par la suite, comme le fait d’avoir des personnages féminins nommés, ou parlant entre elles pendant plus d’une minute. Néanmoins, le test original, qui se fonde sur ces trois critères, est principalement utilisé pour les œuvres cinématographiques et donne des résultats qui peuvent paraître étonnants. En effet, le site Bechdel Test Movie List, la principale référence en la matière, estime que sur les quelques 8000 films répertoriés dans sa base de données, seuls 58% valident les trois questions du test (32% ne valident que partiellement le test, et 10% l’échouent complètement).

Le test de Bechdel n’a pas pour vocation de juger si une œuvre précise est féministe ou sexiste.

Cela signifie-t-il que près de la moitié des films sortant au cinéma sont sexistes?

Oui et non… Car pour pouvoir tirer des conclusions au test de Bechdel, il ne faut pas l’utiliser n’importe comment. Tout d’abord, la base de données de Bechdel Test Movie List permet de constater une évolution dans le temps : le nombre de films échouant partiellement ou complètement au test a tendance à baisser avec les années, pour atteindre 33% en 2019 (un chiffre qui reste tout de même important, compte tenu de la simplicité des critères à respecter).

Ensuite, il est impératif de se rappeler que le test n’a aucunement la vocation de juger qu’une œuvre précise est féministe ou sexiste. D’ailleurs, certains films passant le test sont parfois considérés comme sexistes (Twilight), ou d’autres échouant le test sont parfois jugés comme féministes (Gravity). En fait, la valeur du test de Bechdel n’est pas qualitative, mais quantitative. C’est lorsqu’il est appliqué à grande échelle qu’il permet de dégager un constat : alors que ces trois critères semblent très faciles à mettre en œuvre, un nombre effrayant d’œuvres de fiction les échouent tout de même.

Pour mettre en lumière le phénomène de sous-représentation des femmes dans les œuvres de fiction, il faudrait pouvoir effectuer une analyse comparée avec une version inversée du test, où les critères porteraient sur les hommes au lieu des femmes. Malheureusement, les données précises manquent à ce sujet. Certains internautes se sont toutefois amusés à chercher des œuvres échouant cette version inversée… pour s’apercevoir, sans trop de surprise, que les contre-exemples sont très peu nombreux et peu évidents à trouver au premier abord. L’exemple le plus cité est le film Juno, de Jason Reitman (2007), qui traite d’un sujet assez particulier, à savoir la grossesse imprévue d’une adolescente.

Même lorsque les femmes parlent moins que les hommes, elles sont tout de même perçues comme plus bavardes.

Le principe de la Schtroumpfette

Plus que son application stricte, l’un des intérêts du test de Bechdel est qu’il permet d’exposer des aspects problématiques de la représentation des femmes en fiction. Ainsi, le premier critère (L’œuvre comporte-t-elle au moins deux femmes?) rappelle le principe de la Schtroumpfette. Énoncé par la critique américaine Katha Pollitt en 1991, celui-ci dénonce une configuration récurrente dans les œuvres jeunesse (bandes dessinées et dessins animés notamment) : un groupe de personnages masculins variés comportant un unique personnage féminin, dont la féminité est le seul trait de caractère distinctif, et qui, souvent, est convoitée par la plupart des personnages masculins.

Si cette configuration de personnages est particulièrement frappante en jeunesse, elle peut se retrouver en-dehors de ce cadre, sous des formes plus subtiles. Personnellement, j’ai pris conscience du principe de la Schtroumpfette en voyant les trois premiers Pirates des Caraïbes. L’exemple n’est pas le plus représentatif, puisque les deuxième et troisième films comportent un autre personnage féminin important. Néanmoins, le fait que le personnage d’Elizabeth Swann soit désirée par la plupart des personnages masculins a dû beaucoup contribuer à mon ressenti (tiens, je devrais consacrer une chronique à ma haine des triangles amoureux).

Le temps de parole

Le deuxième critère du test de Bechdel (Les femmes parlent-elles entre elles?) pourrait faire écho à la problématique du temps de parole des hommes et des femmes. Et c’est là qu’on constate un réel problème. Plusieurs études (notamment de Polygraph, de The Geena Davis Institute on Gender in Media, et de la BBC) en viennent à la conclusion que les femmes apparaissent et parlent environ deux fois moins à l’écran que les hommes.

Ce constat se vérifie même lorsque le personnage principal est une femme, ce qui donne lieu à des observations surprenantes : chez Disney, 70% du temps de parole est masculin dans La Petite sirène et La Belle et la Bête, 75% dans Mulan. Les comédies romantiques, au public cible très féminin, n’échappent pas non plus à la règle, avec 58% de dialogues masculins. Ce paradoxe peut s’expliquer par un phénomène qui pourrait s’extrapoler à la prise de parole dans les œuvres de fiction : en contexte de discussion, même lorsque les femmes parlent moins que les hommes, elles sont tout de même perçues comme plus bavardes. Cela explique la difficulté à venir à bout du problème, puisqu’il n’est parfois même pas perçu comme tel…

The Rule, la planche originale d’Alison Bechdel, de sa série Lesbiennes à suivre (Dykes to Watch Out For). Source : http://dykestowatchoutfor.com/the-rule

La question queer

Le troisième critère (Les femmes parlent-elles d’autre chose que d’un homme?) pointe notamment le fait que les personnages féminins sont principalement définies par rapport aux personnages masculins. Si cette question est déjà problématique pour les femmes en général, elle l’est encore plus pour les femmes homosexuelles : or, cet aspect touche au cœur même du test de Bechdel et de ses origines.

La question queer est au cœur même des origines du test de Bechdel.

En effet, celui-ci n’est pas apparu dans une optique scientifique, et n’avait initialement pas pour but d’être généralisé. Il est apparu en 1985 sous le crayon de la dessinatrice Alison Bechdel, dans sa bande dessinée Lesbiennes à suivre (Dykes to Watch Out For). La planche The Rule met en scène une femme homosexuelle expliquant à une autre les trois critères de base (basic requirements) qu’elle se donne avant d’aller voir un film.

Ainsi, certaines analyses estiment que la véritable utilité du test de Bechdel consiste à améliorer la représentation des communautés lesbiennes, et non pas juste des femmes en général. Outre la sous-représentation des personnages féminins, le fait qu’elles soient principalement définies dans leur rapport à un homme implique qu’il est impossible de mettre en scène une relation lesbienne crédible sans réussir le test.

Or, quand celui-ci a été popularisé au début des années 2000, ses racines ont été totalement évacuées. Cela est dénoncé par certaines féministes, qui pointent le fait que généraliser le test à l’ensemble des femmes contribue à invisibiliser les lesbiennes. C’est un point qu’il est pertinent à garder à l’esprit, dans la mesure où le test de Bechdel est utilisé pour dénoncer un manque de représentation : il serait problématique qu’il contribue à perpétuer ce qu’il critique explicitement.

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