
Trois ans seulement après la publication de son œuvre majeure, Simone de Beauvoir publiait en 1952 un essai intense, intitulé «Faut-il brûler Sade?». Repensant les rapports entre l’œuvre et les privilèges de la personne qui les écrit, cet essai explorait les contradictions dans les œuvres du divin marquis. La perversité de ce dernier a permis, rappelons-le, l’invention par les linguistes du néologisme «sadisme».
Toujours étudié aujourd’hui, mort depuis plus de 200 ans, adulé par certains, répugné par d’autres, la question de l’autodafé se pose encore aujourd’hui plus que jamais, à une époque où, de plus en plus fréquemment, les têtes des artistes et écrivain.e.s tombent sous le couvert des drames de mœurs.
L’art et la fonction morale
Cependant, les têtes tombent parfois plus amèrement qu’avec réjouissance. C’est le cas en 2014, lorsque Moira Greyland dénonce sa mère, morte 15 ans auparavant. Sa mère, c’est Marion Zimmer Bradley (1930-1999), l’une des figures phares de la fantasy féministe. Elle fut connue et adulée pendant plusieurs décennies pour son œuvre majeure Mists of Avalon, qui reprenait la légende arthurienne du point de vue des femmes.
Après les allégations vociférées par sa propre fille, le statut de M.Z. Bradley s’est vue fortement ébranlé lorsqu’elle s’est vue accusée de pédophilie et d’agression sexuelle. Pendant longtemps, Greyland s’était justement retenue de parler contre sa mère, car elle ne voulait pas laisser ses traumatismes d’enfance éclipser l’effort de sa mère à représenter des personnages féminins dans un genre littéraire presque qu’essentiellement masculin.
Greyland s’était retenue de parler contre sa mère, car elle ne voulait pas éclipser l’effort de sa mère à représenter des personnages féminins.
Parmi toutes ces personnalités, les mêmes questions reviennent : est-ce qu’il y a une limite à ce qu’on peut faire pour l’art, que fait-on des œuvres des artistes déchu.e.s?
Despentes et l’oeuvre
Sujet délicat, on l’a abordé en début d’année avec l’affaire Matzneff, et on l’aborde aussi récemment à la suite de la publication virulente de la tribune de Virginie Despentes concernant la remise d’un César au cinéaste Roman Polanski. Rappelons que suivant les époques, ce n’est pas la première fois qu’un artiste se voit reprocher ou refuser un prix pour des actions contraires aux bonnes mœurs, que ce soit le cas pour des délits sexuels ou pour des participations idéologiquement répréhensibles, par exemple Louis-Ferdinand Céline, écarté du prix Nobel pour ses écrits antisémites malgré les vociférations de Roger Nimier (1925-1962), chef de file d’un mouvement littéraire des hussards dans les années 50.
Rappelons que suivant les époques, ce n’est pas la première fois qu’un artiste se voit reprocher ou refuser un prix pour des actions contraires aux bonnes mœurs (…)
Même aujourd’hui, la question se pose et ne rencontre toujours pas de réponses absolues. Virginie Despentes écrivait, la semaine passée, une tribune infernale en réaction de l’attribution d’un Prix César au réalisateur Roman Polanski. Dans cette dernière intitulée «désormais on se lève et on se barre», l’autrice de Baise-moi n’y va pas avec le dos de la cuillère et dénonce ce système qui révère les artistes agresseur.e.s : «Il n’y a rien de surprenant à ce que l’académie des Césars élise Roman Polanski meilleur réalisateur de l’année 2020. C’est grotesque, c’est insultant, c’est ignoble, mais ce n’est pas surprenant.»
Violanski ou les limites de l’artiste
Malgré le fait que certains ont applaudi la tribune de Despentes, présentant le texte comme quelque chose dont on avait besoin, d’autres ont vomi sur la tribune. C’est le cas de Natacha Polony, directrice de la rédaction de la revue Marianne (même revue sur laquelle Despentes n’avait pas des bons mots dans un autre éditorial, publié en 2002). Polony reproche le ton et l’amalgame de Despentes, et considère pour sa part que les accusations concernant la vie personnelle de Polanski ne doivent pas entacher le talent cinématographique de ce dernier, Polony nous invite à séparer l’homme de son œuvre. Certains sont tout à fait contre cette idée, et le présente violemment, notamment à Paris, où des activistes ont placardé le 18e arrondissement de phrases-choc comme Violanski : Les césars de la honte ou C’est le même corps qui viole et qui filme.
«C’est le même corps qui viole et qui filme»
Mais est-ce possible? Sur quelle base? Sur les valeurs de quelle société? Faut-il complètement censurer ou non? Le danger avec la censure et l’interdit est son attirance, et une œuvre interdite, parfois tombée en désuétude, peut revenir à la mode juste par le mysticisme provoqué par son interdiction.
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Plusieurs facteurs viennent jouer sur l’œuvre de ses personnages exécrables : est que l’œuvre traite directement du délit duquel on accuse l’auteur.trice? Est-ce que l’auteur.trice est encore vivant? Si l’acte décrit a fait des victimes, est que ces victimes sont encore vivantes? En tout sens, la question éthique concernant les œuvres de personnages controversés reste critique aujourd’hui encore. Peu importe la conclusion qu’on amène à la question, qu’on continue d’écouter et de lire Polanski, Céline, Sade ou Zimmer Bradley, il faut s’assurer d’avoir fait le travail intellectuel avant d’allumer le feu de l’autodafé, s’il le faut.