
Pour faire suite au texte sur la marche, paru le 29 mars dernier, nous avons pensé (re)lire le livre de l’écrivain Sylvain Tesson Sur les chemins noirs, afin de nous pousser à mettre un pied devant l’autre en cette période confinement.
Sylvain Tesson, l’aventure dans le corps
Blessé au crâne à la suite d’une chute de 8 mètres du haut d’un toit qu’il tentait de grimper en état d’ébriété, l’écrivain Sylvain Tesson s’est fait la promesse sur son lit d’hôpital de traverser la France à pied. Désormais sourd d’une oreille, la figure paralysée d’un côté et même épileptique, le grand voyageur ayant parcouru le monde entreprend de se guérir l’âme et le corps en marchant quelques dizaines de kilomètres par jour à travers la campagne française.
Et cette longue marche, il ne la fera pas en reliant divers circuits de randonnées pédestres. Non, Sylvain Tesson veut marcher sur ce qu’il appelle les chemins noirs. C’est-à-dire sur de vieux chemins témoins d’une paysannerie aujourd’hui disparue et presque oubliée, mais dont l’auteur tente malgré tout de retrouver la trace. Pour y arriver, il suffit de lire attentivement les cartes, de forcer des passages et même de revenir sur ses pas afin d’éviter autant que possible les routes goudronnées. Ces chemins abandonnés feront réaliser au voyageur qu’il a négligé la proximité, dans sa quête pour conquérir le monde et les grands espaces.
Les lecteurs et lectrices familier-ère-s avec son œuvre savent qu’il a parcouru la Russie en moto, habité seul dans une cabane sur le bord d’un lac en Sibérie, etc. Comme toute longue marche, le périple de Tesson est évidemment une occasion de plonger à l’intérieur de lui-même, mais aussi une chance de découvrir plus profondément le pays qui l’a vu naître.
«Tout ce qui se dévoile est beau», nous dit-il.
Un périple autobiographique
Sur les chemins noirs n’est pas à proprement parler un récit de voyage. Le livre est quelque chose entre le journal et le carnet, documenté au jour le jour. Aucune péripétie ni grande révélation qui bouleverseront le narrateur au terme de cette marche, seulement la rencontre sobre et quotidienne entre un homme et un territoire vu sous un œil nouveau.
Géographe de formation, Tesson décrit patiemment le paysage qui se dresse devant lui au fil de ses pas. N’étant pas un écrivain de l’imaginaire, comme il le dit souvent en entrevue, il se contente d’observer le déploiement du monde et de le noter dans le riche vocabulaire qui est le sien. «Tout ce qui se dévoile est beau», nous dit-il. Ses descriptions de l’espace sont aussi vivantes que succinctes et se mêlent à des réflexions philosophiques ou des conversations avec quelques grand-e-s auteur-ice-s. Sylvain Tesson est très lettré et ne se gêne pas pour nous le démontrer. Cet aspect de son travail peut autant plaire qu’agacer à certains moments.
Tesson envie ceux ayant le pouvoir de voir l’infini dans le fond de leur jardin, là où d’autres ont le besoin de dépasser toujours l’horizon.
Au fil de son avancée à travers son pays, l’écrivain se désole de voir à quel point la mondialisation, l’urbanisation et l’agriculture industrielle ont tué la paysannerie française. Nostalgique d’une époque inconnue, il est choqué de trouver des arbustes remplis de petits fruits, alors que les villageois préfèrent acheter de la confiture importée. Plus loin, en arrivant dans un autre village, Tesson s’attriste de tomber sur un festival Star Wars plutôt que sur des bergers gueulant des chansons avec des voix rabotées par le pastis.
À l’approche d’une chaumière, il imagine un dialogue avec l’habitant, où on échangerait un toit et de la paille contre de l’aide aux récoltes, mais la réponse qu’il obtient a tôt fait de le ramener au temps présent : On vous aurait bien fait le tarif gîte d’étape, mais on n’a pas l’accréditation de l’administration.
Une ode à la proximité
Paru en 2016, le livre est prémonitoire aux questionnements actuels sur les voyages et les déplacements, même si vous direz que c’était prévisible qu’on en vienne à cela. Introspectif, l’auteur se demande ce qui nous pousse à négliger les proximités, alors que la vraie vie est ici, comme l’indique le titre du récent ouvrage du sociologue Rodolphe Christin sur le tourisme de masse.
Tesson envie ceux ayant le pouvoir de voir l’infini dans le fond de leur jardin, là où d’autres ont le besoin de dépasser toujours l’horizon. Il se prend d’admiration au fil de ses rencontres envers ceux et celles qui se taisent et s’enracinent. La planète ne pourra supporter bien longtemps ce mouvement perpétuel à deux euros le litre, n’est-ce pas? Chemin faisant, il reconnaît les gens qui passeront à travers les crises à venir, dans leur capacité à être indépendant du marché, grâce à l’autosuffisance.
Tesson ne fait pas l’économie de la description des douleurs physiques qu’une activité aussi banale, à première vue, que la marche peut faire subir à un corps humain. Mouvement naturel, elle peut s’avérer brutale. Toutefois, les bienfaits d’une nuit de sommeil dans un bivouac s’avéreront réparateurs. Dormir sous un arbre fait profiter de l’énergie que ce dernier tire du sol, selon l’auteur et aussi mon ancien chef scout!
Quelques sauterelles
Étrangement, l’auteur fait assez peu mention des animaux dans ce livre. Aucun chant d’oiseau ne semble l’avoir tiré de son sommeil au soleil levant. Aucun cervidé ou lièvre aperçu ici et là non plus. Notons quand même ce très beau passage qui fait le lien entre la faune et notre condition :
«Restaient quelques sauterelles et, au ciel, la lente spirale des rapaces, pour témoigner d’une vie mystérieuse. Ils avaient raison ces gypaètes, de tracer leurs auréoles comme les vautours des films de Sergio Leone, car notre monde était presque mort. Ils devaient le prendre pour une carcasse de bison».
Une lecture inspirante

Petit livre sombre et lumineux, qui vous lancera peut-être sur les chemins comme je l’ai fait dimanche dernier après avoir complété sa lecture. J’ai marché pendant plusieurs heures, sur un rang mille fois emprunté en vélo, afin de vérifier si je découvrirais des détails impossibles à voir sur deux roues.
«Certains hommes espéraient entrer dans l’Histoire. Nous étions quelques-uns à préférer disparaître dans la géographie».
Sur les chemins noirs
Sylvain Tesson
Gallimard, Paris 2016
(Disponible chez votre libraire indépendant)