
Depuis un peu plus de dix ans, le milieu bédéesque québécois connaît une diffusion croissante et une popularité toujours grandissante. En effet, la bande dessinée bien de chez nous est foisonnante de créativité.
Grâce au rayonnement de superstars tels que Michel Rabagliati (Paul) ou Guy Delisle (Pyong Yang, Chroniques birmanes, Chroniques de Jérusalem), le Québec s’est démarqué comme un espace créatif unique au terreau très fertile pour le neuvième art en français, largement dominé par l’industrie franco-belge.
La bande dessinée regagne d’ailleurs chez nous ses lettres de noblesse grâce à des lecteurs des générations X et Y qui ont grandi dans l’âge d’or de l’animation japonaise. Ils ont lu les premiers mangas traduits et ont été influencés par les Canal Famille et YTV ainsi que par les films et les comics cultes américains. Puis ils ont assisté à l’enracinement du roman graphique dans la culture populaire ou underground dans les années 90. Ouverts à l’idée que la BD n’est pas que pour les enfants, ils soutiennent les créateurs d’ici qui font voler en éclats les clichés de la bande dessinée classique, qui, eux aussi, se sont laissé inspirer par cette culture grand public.
Ces temps-ci, une poignée d’étoiles montantes trouvent des petits et grands éditeurs et se taillent une belle place dans les rayons des librairies. Parmi ceux-là, Michel Falardeau m’a coupé le souffle quand je suis tombée sur le premier tome de Mertownville dans la pile des nouveautés à l’été 2005. En plus de son style de dessin à la fois brut et raffiné, le dynamisme de ses planches qui laisse entrevoir sa formation en animation et l’expression de ses personnages qui traverse la page, le scénario enlevant et dépaysant m’avait tout de suite séduite.
Déçue de la fin prématurée de la série chez l’Éditeur Paquet, j’osais espérer que ce ne soit pas la dernière fois qu’on entende parler de Michel Falardeau. Il a heureusement continué de nous offrir des planches au sein du collectif québécois Front Froid, spécialisé en bande dessinée de «genre». Puis, en 2010, il publiait chez Dargaud, Luck, un one-shot dans un thème plus réaliste.
Je me suis récemment mis sous la dent son dernier titre, French Kiss 1986, paru l’automne dernier chez Glénat Québec. Je l’avoue, j’étais un peu méfiante face au thème qui me semblait faire partie de cette vague déferlante de nostalgie pour les années quatre-vingt. Mais en tournant les pages sous l’insistance de mon ancienne collègue libraire, du premier coup d’œil, j’ai été convaincue. Quoi? Je n’allais certainement pas laisser passer une histoire de pirates! C’est peut-être parce que c’est à mon tour d’être devenue parent, mais je suis peut-être aussi quelque peu nostalgique de l’époque révolue de mon primaire…
Dans French Kiss 1986, un jeune papa, Étienne Chouinard, raconte à son fils de sept ans comment il a rencontré leur mère. S’ensuit l’épopée d’un été, le récit d’une guerre de pirates qui est née entre les clans des deux rues rivales. Le capitaine Chouine réussit à entraîner sa bande dans son propre fantasme romantique de défaire l’équipe de la rue Perron dirigée par la «personne la plus dangereuse existante», la grande Rousse. À neuf ans, Chouine ne cherche pas que la gloire et les trésors, il veut conquérir le cœur de la jolie et délicate Marie aux cheveux noirs, membre du groupe adverse.
Conteur hors pair, Falardeau a un sens remarquable du dosage des éléments narratifs, du rythme de l’histoire. Ses allers-retours entre passé et présent ponctuent efficacement le récit et créent du suspense, au point où nous soupirons, nous aussi, quand Étienne envoie ses enfants se coucher. Ces apartés ajoutent une profondeur à l’histoire racontée, et on se laisse imprégner par les envolées romantiques de Chouine. Très difficile d’arrêter de lire avant d’avoir tourné la dernière des 142 pages du livre.
Les références à la culture pop des années 80 sont présentes, certes, mais elles sont amenées de façon à ce que ce ne soit jamais fait au détriment de l’histoire. Elles créent une ambiance qui permet de s’attacher à cette panoplie de jeunes personnages et leur donnent une étincelle de vie. French Kiss 1986 n’est pas un récit autobiographique, même si Michel Falardeau s’est fortement inspiré de ses amis pour ses personnages secondaires. L’histoire de French Kiss est d’autant plus intéressante parce que tant son auteur que son narrateur rendent floues les frontières entre réalité et fantasme.
Depuis Mertownville, le style visuel de Falardeau s’est encore raffiné et affirmé. L’aisance avec laquelle il est capable de rendre une expression, un mouvement en quelques traits de crayon est surprenante. La finesse et la fluidité de son trait, le jeu avec les trames de gris et les masses de noir auxquels il a apposé une touche de sépia rappellent un style manga très dynamique. Sa narration graphique est particulièrement efficace et soutient l’ensemble de l’œuvre. Il voulait qu’on ressente à travers ses personnages l’effet d’une cocotte reçue en plein visage, eh bien, ça marche! Ce bédéiste complet mérite amplement le détour.