
Dans une chronique précédente, il y a quelques semaines, je vous avais glissé un mot sur une brique de quelque 800 pages que je venais de commencer. Je pensais que ce serait long à lire, que je le trainerais quelque temps et que je le finirais petit à petit entre mes autres «obligations». C’était mon intention, je vous le jure. À la place, j’ai coupé dans mes heures de sommeil.
Je me suis ainsi trouvée pendue aux lèvres d’un aubergiste, d’un ménestrel, d’un musicien, d’un enfant de la rue devenu étudiant universitaire, d’un mage arcaniste, d’un guerrier, d’un tueur de roi, d’une légende (oui, oui, tout ça): Kvothe. Raconté autrement, le personnage aurait pu être insupportable, arrogant, un héros imbu de sa personne et de ses réalisations, convaincu qu’il a toujours agi pour le bien commun. Ne dit-on pas qu’il fut le plus grand magicien de son temps? On dit aussi qu’il est un traitre, un assassin et qu’il a commencé l’horrible guerre qui sévit aux Quatre Coins de la civilisation? Justement, c’est ce qu’on dit. Les rumeurs de taverne se sont transmises comme une trainée de poudre, des récits et des chansons furent composés à son honneur, la tradition orale étant ce qu’elle est, un homme déjà plus grand que nature devient vite une légende.
Tout cela aurait pu nous passer dix pieds au-dessus de la tête si ce n’avait été du choix de l’auteur de structurer le récit comme l’autobiographie d’un héros de contes de fées et d’alterner la narration entre la première personne (pour le récit de Kvothe au passé) et la troisième personne (pour les pauses qui nous ramènent au présent). Aujourd’hui, Kvothe est un aubergiste reclus, effacé, caché du monde qui le croit mort. À trente ans, il est déjà vieux et il a perdu la volonté (ou la capacité?) de jouer à l’avant-scène. Il cherche la tranquillité, un havre de paix où il pourra attendre la mort. Mais, même dans la petite communauté rurale et reculée qu’est Newarre, plus personne n’est à l’abri des horreurs que Kvothe espérait laisser derrière lui. Entre en scène Chroniqueur. Sur la piste des rumeurs, l’historien par excellence était parti à la recherche de Kvothe pour obtenir sa version de l’Histoire, pour découvrir le fond de vérité sous les multiples couches de fiction. Peu s’en faut pour que Kvothe accepte. C’est ainsi que commencent les Chroniques du tueur de roi.
Il est facile d’oublier que Le Nom du vent est un premier roman, tellement Rothfuss sait jouer avec l’intrigue. Malgré la longueur, le découpage en courts chapitres rythme le récit initiatique d’un homme exceptionnel qui a sombré dans la déchéance. La prose poétique de Rothfuss s’attarde à certains détails. Sous sa plume superbe, la musique est décrite comme on décrirait la beauté d’une amante. Chez lui, le silence devient un personnage à part entière. Il passe vite sur d’autres moments qu’un autre auteur aurait décrits en profondeur. Le récit de Kvothe contient tout ce qu’on aime de la fantasy: de l’action, de la magie, des luttes sociales, un brin de philosophie, une touche de conspiration historique, et le tout est présenté sur fond de musique de troubadour. Il met la table dès le prologue et, à mi-chemin du second tome, je ne suis toujours pas déçue. Le lecteur tente tant bien que mal de faire la part des choses entre ce qui s’est passé et ce qui fut inventé. Rothfuss, à travers un récit de fiction fantastique plutôt classique, pose une réflexion sur la genèse des histoires et des légendes sur les choix des chroniqueurs et des historiens, sur la création et la recréation constantes de l’histoire, sur la nature de l’héroïsme et de l’ambition, ce qui se reflète dans les nombreuses introspections du héros, dans ses discussions bien arrosées avec d’autres étudiants de l’Université, dans les questions qu’il pose à ses mentors, dans sa soif de savoir et dans ses recherches dans les Archives, dans ses choix. Rothfuss sait rendre ses personnages vivants. Kvothe a une tonne de qualités, il est brillant et charmant, mais il nous arrive plus d’une fois de vouloir lui envoyer une claque derrière la tête tellement il prend des décisions stupides. Et c’est à ces moments qu’on se rappelle que, malgré tous ses talents, Kvothe n’est au début qu’un adolescent.
De page en page, Rothfuss démontre son extraordinaire talent de conteur et son érudition pleine d’humanisme. C’est après 14 années de travail et de recherches qu’il trouve enfin un éditeur pour Le Nom du Vent. Donc, même si je suis impatiente de lire la fin de l’histoire de Kvothe, je suis prête à attendre le temps qu’il faudra pour lui permettre de nous concocter un récit à la hauteur des deux premiers services.