
Mes goûts (littéraires ou autres) sont éclectiques. Peu importe la forme qu’ils prennent, les récits de genre (SF, fantastique, merveilleux, thriller, polar….) trouvent habituellement preneuse chez moi s’ils sont bien construits et qu’ils ne remâchent pas cliché sur cliché. J’aime aussi beaucoup les séries, plus ou moins longues, où un auteur me fait découvrir le monde complexe dans lequel ses personnages vivent. Mais s’il y a une chose que je déteste, c’est de me faire prendre au jeu d’une série incomplète, qui s’éternise, et qui nous soumet, pauvre lecteur, au bon vouloir (ou aux caprices…) de l’auteur et de sa maison d’édition. Ceux qui, comme moi, attendent la suite (et fin) du Trône de fer de Martin ou de la Roue du temps de Jordan me comprendront.
Encouragés par les parutions en feuilleton dans les périodiques, les mangas offrent leur part de séries interminables. Heureusement, ce n’est pas toujours le cas. Parmi la quantité phénoménale de titres de mangas qui se rendent à nous chaque année, j’ai découvert Pluto, une série complète en huit tomes créée par un auteur qui a changé notre façon de lire le 9e Art nippon.
Que l’on connaisse bien les mangas ou que l’on soit néophyte, ce mangaka contemporain est bien difficile à contourner. Naoki Urasawa s’est fait connaître par le public francophone avec Monster, un thriller psychologique troublant qui raconte comment un médecin choisit parmi deux blessés graves de sauver un enfant. Plusieurs années plus tard, il remet sa décision en question et se demande si celui qu’il a sauvé n’est pas devenu ce Monster, tueur en série qui échappe à la justice.
C’est par contre grâce à 20th Century Boys que l’auteur est véritablement révélé comme grand maître du suspense. Ce titre remportera d’ailleurs le Grand Prix du Festival international de bande dessinée d’Angoulême en 2004. Maîtrisant parfaitement les codes graphiques du manga, maniant avec une aisance certaine les sauts dans le temps et les rebondissements, dévoilant exactement la quantité d’information qu’il souhaite donner, Urasawa réussit avec brio à maintenir le lecteur en haleine de tome en tome.
On ne s’étonne pas outre mesure que la descendance d’Osamu Tesuka, père fondateur du manga moderne et créateur prolifique s’il en était un, ait approché Urasawa pour la publication d’une reprise d’Astro en 2003, l’année de naissance prévue du petit robot connu autour du monde. Urasawa s’approprie donc l’histoire qu’il lisait enfant. Dans le style qui a fait sa marque, il reprend l’épisode Astro, le robot le plus fort du monde et en fait un polar de science-fiction sombre et captivant où Astro lui-même devient un personnage secondaire.
L’inspecteur Geist est chargé d’enquêter sur une série de meurtres qui visent des robots parmi les plus puissants de la planète ainsi que des humains membres de la commission Bora. Lui-même un robot appartenant à Europol, Geist n’arrive pas à découvrir si un humain ou un robot est à l’origine de ces crimes qui ébranlent le monde. S’agirait-il d’assassinats politiques, fanatiques, sectaires?
C’est que les robots, prétendument incapables de causer du tort à un être humain grâce à des programmes de protection sophistiqués, sont devenus des citoyens à part entière et ils jouent de plus en plus de rôles dans la société. Ils travaillent, occupent des postes importants, ont leurs propres logements, se marient, adoptent des enfants, ressentent des émotions humaines, même s’ils ne comprennent pas nécessairement tout ce qui leur arrive (est-ce qu’un humain le sait vraiment lui-même d’ailleurs?). Le «racisme» est omniprésent et l’humain tente, plus ou moins bien, de s’adapter à la situation.
Le suspense se construit d’un tome à l’autre dans une trame dramatique bien calculée. En peu de pages, on s’attache à l’inspecteur Geist et aux autres robots de son calibre qu’il rencontre dans le cadre de son enquête. On se range, presque naturellement, du côté des robots et de leurs créateurs. Geist, à la manière de tout inspecteur qui se respecte, présente lui-même une aura mélancolique et mystérieuse et on tentera de sonder les confins de son «âme» au fur et à mesure que son enquête avance.
Ce manga à la fois polar noir et récit de science-fiction prend un ton lyrique, introspectif. Urasawa sait toutefois opposer cette langueur à des moments débordants d’action et jouer avec toute une gamme d’émotions pour faire réagir et interagir ses personnages, ce qui donne à la série un rythme tout à fait intéressant. Le dessin impeccable, la mise en page et la narration étant de facture assez classique, les œuvres d’Urasawa constituent une bonne initiation pour les nouveaux venus au manga; ses scénarios haletants assurent son intérêt chez les habitués du genre.
L’incursion d’Urasawa dans le monde de Tezuka est réussie. N’est-ce pas le propre des bons remakes d’ajouter de la profondeur à une histoire classique?
Pluto, tomes 1 à 8, Éditions Kana, 2010-2011