Citius, altius, fortius. Plus vite, plus haut, plus fort. Cette maxime, qui constitue la devise olympique, invite au dépassement de soi-même et de ses limites. Plus précisément, elle enjoint celui qui la suit à empiéter sur sa fatigue, à outrepasser la douleur et la détresse toutes deux propres à l’effort physique. Tout cela dans le but de performer, de se transcender et, parfois même, de passer à la postérité.
Mais, concrètement, que se cache-t-il derrière cette proverbiale souffrance physique? Comment explique-t-on, par exemple, les sensations de brûlure ressenties tantôt dans les muscles excédés, tantôt dans les poumons surchargés? Qu’est-ce qui nous empêche, en tant que simples mortels, de nous aventurer au-delà du fameux mur et d’ainsi atteindre de nouveaux sommets de performances athlétiques? Bref, en quoi consiste donc ce plafond réputé infranchissable qu’est la fatigue?
Historiquement, la réponse à cette question en a été une purement physiologique. En effet, la fatigue à l’exercice serait un phénomène «périphérique», c’est-à-dire impliquant les muscles, le cœur ainsi que l’appareil cardiovasculaire et respiratoire. Son apparition serait due à des changements d’ordres biochimiques qui se produiraient dans les muscles à l’effort, alors que ceux-ci sont peu à peu privés de leur précieux carburant, l’oxygène.
La fatigue maximale correspondrait à la frontière du physiquement tolérable. Elle coïnciderait avec le moment où l’homéostasie, l’état d’équilibre physiologique de l’organisme, est rompue. Impossible de s’aventurer au-delà de ce seuil fatidique; de toute façon, le transgresser mènerait tout droit à la tragédie, à la catastrophe.
Proposé à l’origine par le physiologiste anglais Archibald Vivian Hill, lauréat du prix Nobel de médecine en 1922, ce modèle de la fatigue a ensuite été raffiné par des décennies de recherches en la matière. Il a parallèlement fait école et est, près de 90 ans plus tard, celui qui s’impose. Sans surprise, c’est celui qui est largement mis de l’avant dans les livres de physiologie de l’exercice du monde entier.
Or, aussi acceptée soit-elle par toute une communauté de scientifiques, cette explication exclusivement physiologique de la fatigue est aujourd’hui critiquée et sérieusement remise en question. En fait, plusieurs preuves tendent à démontrer qu’il y manque un acteur clé, un acteur qui pourrait justifier certains phénomènes qu’elle-même est tout à fait incapable de justifier.
Exemple simple mais éloquent: pourquoi un coureur accélère-t-il à la toute fin d’une épreuve comme le marathon alors que la fatigue serait logiquement censée l’en empêcher? Comment arrive-t-il, après avoir inévitablement ralenti et peut-être même frappé le mur, à sprinter à la simple vue de la ligne d’arrivée? Un tel scénario est inconséquent avec l’interprétation classique de la fatigue; cette dernière n’arrive tout simplement pas à l’expliquer.
En quoi consiste ce plafond réputé infranchissable qu’est la fatigue?
Tout comme elle n’arrive pas à expliquer pourquoi seulement 50 à 60% des fibres musculaires sont recrutées après un exercice maximal ayant mené au développement de la fatigue. La logique ne voudrait-elle pas que ce soit 100% qui le soient? Même constat en ce qui a trait à cette fâcheuse tendance qu’ont les athlètes à mieux performer, donc à expérimenter moins de fatigue, en présence de compétiteurs ou d’un public partisan que tout seul à l’entraînement. Et ainsi de suite. Les exemples à ce chapitre ne manquent pas.
La vérité, c’est que la fatigue n’est pas un phénomène prévisible, mais bien une construction de l’esprit, à savoir érigée en-dessous de la boîte crânienne, quelque part dans le cerveau. Le père de cette idée novatrice, le professeur, chercheur et auteur sud-africain Timothy David Noakes, a affublé ce «quelque part» du nom de gouverneur central.
Le gouverneur central exerce du cerveau la même fonction que le contrôleur aérien de la tête de sa tour de contrôle : il redirige en quelque sorte le trafic. En fait, il reçoit sans cesse de nombreuses informations conscientes et inconscientes qu’il interprète et compile frénétiquement. À l’aide de ce flot de données, il régule ensuite la désagréable (mais illusoire) sensation de fatigue. Tout cela dans le but de protéger l’organisme, de le garder dans les limites sécuritaires pour sa propre homéostasie.
Mine de rien, cette réinterprétation de la fatigue impose un changement complet de paradoxe : l’athlète le plus performant n’est pas nécessairement celui en meilleure forme physique, mais bien celui qui contrôle et maîtrise le mieux les innombrables éléments et facteurs susceptibles d’influencer le gouverneur central, donc sa sensation de fatigue.
La performance devient donc un concept global, multifactoriel et dépendant d’infiniment plus de variables que celles uniquement reliées à l’entraînement ou le conditionnement physique. En fait, selon la théorie du gouverneur central, à peu près tout peut influencer à la hausse ou à la baisse le rendement sportif.
Autrement dit, la victoire n’est plus juste une question de gros muscles, mais bien une question de motivation, de contexte, d’anticipation, d’adaptation, bref d’interprétation. Ce ne sont plus les muscles ou le cœur les véritables ennemis; c’est le cerveau, où tout commence et finit, qui devient l’homme à abattre.
Vous serez d’accord avec moi pour dire que cette perspective inédite de la fatigue donne à la maxime Citius, Altius, Fortius un tout autre sens. Ou plutôt, elle lui redonne son sens premier, celui qui invite à aller aux confins de sa propre personne et à goûter, un bref instant, au sentiment tout sauf réel de se surpasser.