Nous avons vu que les femmes sont moins représentées quantitativement que les hommes dans les œuvres de fiction. La situation tend à s’améliorer avec les années. Mais inventer plus de personnages féminins ne suffit pas: encore faut-il que leurs rôles servent à quelque chose dans l’histoire, sous peine d’avoir des personnages inutiles qui agaceront le public et réduiront à néant les efforts de représentation. Et là encore, malheureusement, la partie est loin d’être gagnée.
Deux tests qualitatifs inspirés du Bechdel
Certains outils permettent d’évaluer rapidement l’utilité d’un personnage féminin dans une intrigue. Citons par exemple le test de Mako Mori, nommé d’après le personnage de Pacific Rim (2013). Ce film ne comporte qu’un seul personnage féminin et échoue donc complètement le test de Bechdel. Plusieurs internautes ont alors l’idée de créer une version qualitative de celui-ci, version qui se base également sur trois critères principaux:
- L’œuvre comporte au moins un personnage féminin.
- Ce personnage a son propre arc narratif.
- Cet arc ne consiste pas à soutenir le développement d’un personnage masculin.
Plus caustique, le test de la lampe sexy (Sexy Lamp Test) a été inventé par la scénariste de comics Kelly Sue DeConnick. L’expression désigne un personnage féminin d’une œuvre donnée, personnage qui pourrait être remplacé par une lampe sexy sans que le changement n’ait d’impact sur l’intrigue. Par exemple, le film Man of Steel (2013) et toutes les adaptations de The Great Gatsby (1926, 1949, 1974, 2000 et 2013) sont souvent cités en exemples d’œuvres qui échouent ce test, les personnages de Lois Lane et de Daisy Buchanan n’ayant pas de rôle réellement actif dans ces œuvres respectives.
À noter que lorsque le personnage féminin a pour fonction de donner des informations cruciales au personnage principal, on parle alors de «lampe sexy avec un post-it collé dessus» (Sexy Lamp with a Post-It Stuck On).
Bien que la création de ces deux tests soit inspirée par celui de Bechdel, ils n’ont ni les mêmes objectifs, ni la même portée. Alors que le test de Bechdel s’applique à grande échelle, de manière quantitative, ces tests peuvent s’utiliser comme grille de lecture d’une œuvre déterminée, de manière qualitative. Par ailleurs, comme pour le test de Bechdel, le fait qu’une œuvre réussisse ces deux tests ne permet pas d’affirmer que la représentation des femmes est saine ou crédible dans l’œuvre en question.
Par contre, et c’est là toute la différence avec le Bechdel, le fait d’échouer ces tests révèle effectivement un problème de conception et/ou de traitement des personnages féminins. Le test de Mako Mori pointe le fait que le développement des personnages féminins est fréquemment subordonné au développement d’un (voire de plusieurs) personnages(s) masculin(s). Quant au test de la lampe sexy, il permet de souligner leur manque d’agentivité dans l’intrigue, qui en fait des personnages passifs (donc peu appréciés, souvent à juste titre, et peu propices à l’identification des spectateur.ices).
Lampe en détresse, lampe trophée, lampe fatale
Une partie de ces problèmes peut s’appliquer par le fait que beaucoup d’œuvres s’articulent autour d’un personnage principal, et que ce personnage va être majoritairement masculin (seuls 28% des personnages principaux étaient féminins dans les films parus en 2013, un chiffre qui stagnait par rapport aux années précédentes). Dans ces cas, les personnages féminins n’ont, au mieux, qu’un rôle de soutien, au pire, qu’un rôle de «potiche» (ou plutôt de lampe sexy).
Plus irritant encore, l’ajout d’un personnage féminin ne semble parfois avoir pour objectif que d’introduire une romance complètement artificielle et inutile avec le personnage principal. À titre personnel, le schéma m’a frappée lorsque j’ai visionné le deuxième Indiana Jones (Le Temple maudit, 1984).
Le héros se trouve obligé de fuir en compagnie d’une danseuse de cabaret (sans commentaire…), Willie Scott. Celle-ci le suivra pendant tout le film et ne semble avoir pour rôle que de pleurnicher, être en danger puis sauvée par le personnage principal (on retrouve le stéréotype de la demoiselle en détresse), et enfin servir de «récompense» à la fin (stéréotype de la femme-trophée). On remarque que l’analogie de la lampe sexy marche parfaitement. Tant qu’à mettre en scène un personnage féminin aussi raté et insupportable, autant effectivement ne pas en ajouter du tout…
À l’époque, cela m’avait d’autant plus frappée que les personnages féminins des deux autres Indiana Jones des années 80, sans être exemplaires, avaient toutefois un peu plus de profondeur. Dans Les Aventuriers de l’Arche perdue (1981), Marion Ravenwood prend des initiatives, gagne un concours d’alcool contre un nazi pour arriver à ses fins, et n’hésite pas à remettre le héros à sa place (avec une caractérisation pas mal plus solide que «danseuse de cabaret kidnappée puis perdue dans la jungle»). Et dans La dernière croisade (1989), Elsa Schneider fait partie des antagonistes et séduit le héros pour mieux le manipuler. On tombe dans un autre stéréotype, celui de la femme fatale, mais c’est déjà légèrement plus intéressant qu’une lampe sexy.
On pourrait rétorquer que la lampe sexy, après avoir été très à la mode dans les années 80, ne fait plus vraiment recette aujourd’hui. Les personnages dans le genre de Willie Scott sont devenues l’exception (et heureusement). Les romances artificielles et inutiles à l’intrigue, par contre, continuent d’abonder… Des efforts sont faits pour mieux caractériser les personnages féminins, mais se heurtent toutefois à d’autres écueils, une fois celui de la lampe sexy évité. Mais ce sera l’objet d’une autre chronique…