La FémiNazgûl: Faut-il cesser de lire des auteurs masculins?

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Crédit: Sarah Gardner

L’idée peut sembler radicale… voire complètement aberrante. En septembre 2020, la journaliste et militante LGBT Alice Coffin a d’ailleurs provoqué une forte polémique dans la sphère médiatique française en affirmant ne plus consommer d’œuvres culturelles créées par des hommes (livres, films ou musique), et ce, afin de privilégier celles créées par les femmes.

Cela fait des mois que j’épingle, chronique après chronique, les problèmes de représentation des femmes dans la fiction. Or, à chaque fois, j’ai l’impression d’en tirer sensiblement la même conclusion : avec moins de créateurs et plus de créatrices, on devrait arriver à trouver des solutions satisfaisantes – ou au moins à réduire l’ampleur du problème. Pour autant, la solution prônée par Alice Coffin n’est-elle pas un peu… extrême?

Lire plus de femmes

Je vais être plate, je vais vendre le punch : clairement, non, je ne suis pas prête à aller aussi loin. Je n’ai définitivement pas envie de renoncer aux œuvres de, mettons, Philip K. Dick ou Neil Gaiman, pour ne citer qu’eux. Et pour les remplacer par… par… par qui, au fait? Bon, d’accord, je triche un peu. En grande fan de science-fiction, j’ai quand même un certain nombre d’autrices géniales en tête (Ursula K. Le Guin, Joanna Russ, Octavia E. Butler…)

Toutefois, je suis obligée d’admettre qu’en moyenne, je lis beaucoup plus d’hommes que de femmes. Ma bibliothèque est à forte majorité masculine, la quasi-totalité de mes auteurEs préféréEs sont… des auteurs, justement, et non des autrices. Ainsi, si je ne fais pas attention, je me retrouve principalement à lire des auteurs masculins, à visionner des films de réalisateurs masculins, à écouter des musiciens masculins.

Mais pourquoi faire attention, en fait?

Mais pourquoi faire attention, en fait? Pourquoi me tracasser avec cette question de parité au lieu de simplement lire, visionner, écouter ce que je veux? C’est un argument qui revient souvent dans ce débat : peu importe le genre de l’artiste, tant que l’œuvre est bonne. Sur le principe, c’est difficile d’être en désaccord. Évidemment que je préfère lire un bon auteur plutôt qu’une mauvaise autrice. Mais c’est tout de même étrange que le fait de ne pas m’imposer une règle de parité me conduise «spontanément» à lire bien plus d’auteurs que d’autrices, et que ça soit aussi le cas de la plupart des gens que je connais. À moins de considérer que les hommes ont naturellement plus de talent que les femmes, ce que je ne crois pas, il y a un problème quelque part.

Un double standard

En fait, on constate qu’en plus d’être moins fréquemment publiées que les hommes, les femmes semblent également moins prises au sérieux. Cela pourrait expliquer pourquoi certaines autrices décident d’adopter un pseudonyme masculin (Robin Hobb) ou neutre (J.K. Rowling).

Une étude de l’Union des écrivaines et des écrivains québécois (UNEQ) portant sur neuf éditeurs révèle qu’en 2018, seules 37% des publications ont été écrites par des femmes, alors qu’elles représentaient pourtant la moitié des soumissions (49%). De plus, leur couverture médiatique serait non seulement inférieure de 20% à celle des hommes, mais également très stéréotypée : leur œuvre est qualifiée de «sensible», «juste» et «délicat[e]», là où celle d’un homme sera plutôt «puissant[e]», «magistral[e]», «remarquable», etc.

Les autrices sont moins publiées que les auteurs et sont moins prises au sérieux.

La question des genres (littéraires) entre également en ligne de compte. Il existe très peu de genres où les autrices sont plus nombreuses que les auteurs, et ceux-ci sont souvent considérés comme de la sous-littérature – on peut citer le cas de la romance ou de la chick-lit. À l’inverse, parmi n’importe quelle liste de classiques de la littérature, les femmes se comptent souvent sur les doigts de la main. Une étude française de 2013 indique d’ailleurs que la proportion d’autrices citées dans les manuels scolaires serait de… 3,7%!

Le cas des classiques

Plusieurs explications peuvent être avancées pour expliquer l’écart écrasant parmi les classiques. Dans son essai Une chambre à soi (1929), Virginia Woolf imagine l’existence d’une hypothétique sœur de William Shakespeare, qui serait dotée du même génie que son frère, afin d’illustrer sa thèse : à potentiel égal, avec les contraintes sociales qui pèsent sur elle, une femme n’a quasiment aucune chance de percer dans un domaine artistique par rapport à un homme.

Toutefois, une analyse des documents compilés par la Bibliothèque nationale de France révèle un fait étonnant : la proportion d’autrices au 18e et au 19e siècles aurait été relativement importante, voire aurait atteint une quasi-parité dans les années 1810… avant de disparaître presque complètement à partir de 1830. Selon l’auteur, cette chute serait principalement due aux rapprochements entre les milieux littéraires et financiers, lesquels excluaient de facto les femmes.

Une quasi-parité aurait déjà été atteinte dans les années 1810…

Dès lors, l’on peut remarquer deux choses. Tout d’abord, les personnes qui se moquent d’Alice Coffin en affirmant qu’elle va avoir de la difficulté à trouver de la lecture intéressante ne se rendent même pas compte du vrai problème qu’elles soulèvent. Ensuite, s’offusquer du fait qu’Alice Coffin se prive d’une grande partie du patrimoine littéraire en refusant de lire des auteurs masculins, c’est oublier que ce même phénomène s’est déjà produit d’une manière très brutale avec l’effacement puis l’invisibilisation des femmes en littérature. Ne pas vouloir réfléchir à la question, c’est aussi se priver d’une grande partie du patrimoine littéraire. Et on en a tout à fait le droit – mais dans ce cas, blâmer quelqu’un qui refuse de lire des auteurs masculins paraît très hypocrite.


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Le deuxième texte, une plateforme pour trouver des autrices contemporaines d’auteurs célèbres

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